mardi 22 avril 2014

En demi-teinte...


© Vents D'ouest 2014 - Immonen
Durant l’Occupation, dans les réserves d’un musée, Ila Gardner essaye de sauver ce qui peut l’être du pillage systématique orchestré par la commission militaire allemande. Amour de l’Art, volonté de résister ? Les véritables motivations de la jeune femme ne sont pas aussi simples, à l’image de sa relation avec Rolf Hauptmann…

Le trait est simple et dépouillé, s’amuse des ombres et va à l’essentiel. Puis soudain, au détour d’une planche, il s’autorise une envolée réaliste, délaisse les aplats de noir et joue avec les hachurés, afin de mieux rendre l’esthétique d’un tableau, les volumes d’une sculpture. À cet exercice, Stuart Immonen surprend. Plus coutumier des productions Marvel que de l’épure, le dessinateur canadien séduit et démontre son éclectisme graphique comme sa maîtrise des contrastes. L'utilisation d'un gaufrier à six cases et d'une typographie qui, tout comme les phylactères, est des plus basiques, transforme toutefois indiciblement la sobriété en monotonie.

Ce sentiment se trouve malheureusement renforcé par le scénario déstabilisant de Kathryn Immonen. Est-ce le résultat d’une traduction approximative ? Toujours est-il que les dialogues deviennent vite abscons plongeant le récit dans une confusion que les états d’âme des deux principaux protagonistes ne viennent pas atténuer. Il devient dès lors difficile de comprendre la finalité d’une histoire où les mots sont aussi importants que le dessin. À l’évidence, et pour reprendre une sémantique guerrière appliquée aux rapports humains, il est certainement question de confrontation, de résistance, de domination et de capitulation, sans que le sens profond puisse en être clairement établi. 

Clair obscur aurait pu constituer une jolie variation sur la part d'ombre et de lumière de chacun. Il n’en est rien, hélas !

Avis de grand froid


Antartica : 1. Jeu de dupes

© Glénat 2014 - Bartoll & Köllé
Knut et Maureen s’aiment, et, à l’occasion de son retour à Cancale, le brillant capitaine demandera sa main. Malheureusement, le destin en décidera autrement : suite à une machination ourdie contre lui, le jeune homme devra fuir loin de son aimée. Nous sommes en 1910, et les deux jeunes amoureux ne savent pas encore que leurs chemins se croiseront de nouveau sur les routes du pôle Sud…

Premier volet d’un triptyque, Jeu de dupes introduit de fort belle manière cette nouvelle série et devrait s'avérer suffisamment captivante pour permettre à l’histoire de continuer. Le mérite en reviendra pour une large part au graphisme de Bernard Köllé, dessinateur slovène, dont le trait réaliste sait mettre les décors en valeur et conférer typicité et vie à ses différents personnages. Et si la mise en planche s’avère quelque peu convenue et sans surprise, elle le doit essentiellement à un scénario des plus denses. En effet, au-delà de la simple intrigue policière et de l’amourette mélodramatique, cousues de fil blanc, Jean-Claude Bartoll utilise habilement la rivalité historique qui opposa Scott et Amundsen pour mélanger fiction et faits historiques. Il donne ainsi à son récit une toute autre dimension, celle du large et des étendues immaculées, celle de l’Aventure avec un grand « A ». 

Très académique dans sa structure comme dans son approche graphique, cet album n’en constitue pas moins une entame plus que consistante qui donne envie d’en apprendre un peu plus sur la conquête de l’une des dernières terra incognita du siècle dernier.

Douce, si douce !

Douce, tiède et parfumée : 2. Seuls
 
© Glénat 2014 - Noé & Ignacio
Laissant Londres et ses désillusions, Ally s’est embarquée sur le SS Great Eastern et fait cap sur Ushuaïa pour retrouver sa sœur Carry. Mais en ces terres lointaines, les fortunes sont diverses et réservent de bien singulières surprises à la belle oie blanche…

Suite du périple de l’innocente Ally, dont l’ingénuité est une nouvelle fois mise à rude épreuve, comme si le sort - un rien sadique - s’évertuait à lui faire subir les pires outrages. Ceci étant, le lecteur, un brin voyeur, ne s’en offusquera que fort peu dans la mesure où les déboires de la jeune femme sont aussi l’occasion de dévoiler la délicatesse de ses formes ! Pour autant, cela ne suffit à constituer une histoire et c’est peut-être là que réside la faiblesse de cette série, du moins pour le moment ! Le fantastique dont elle est empreinte donne lieu à des développements (très) surprenants autant qu’exotiques qui en font toute la magie, mais il est difficile de comprendre dans quelle(s) direction(s) les chemins empruntés par Ignacio Noé le mèneront. 

Si le scénario apparaît encore confus, il n’en est pas de même du dessin. Les crayonnés de l’auteur argentin sont d’une désarmante candeur (voire naïveté) que renforce – malgré la violence de nombreuses scènes - le camaïeu de roses sur lequel s’appuie sa mise en couleur. Un travail tout en retenue nonobstant la dureté du propos. 

Douce, tiède et parfumée s’impose par un trait des plus attachants mais peine à installer son récit. Il n’en demeure pas moins que sa lecture constitue un agréable moment.

Virée en pays Dogon


Carmen Mc Callum : 13. Bandiagara

© Delcourt 2014 - Duval &Emem
Mc Callum est de retour avec, accessoirement, un contrat de plus de dix millions d’euros sur sa tête. S’il en faut un peu plus pour la perturber, ce léger détail pourrait toutefois la gêner dans l’exécution de sa nouvelle mission : une petite visite de courtoisie au Mali, dans un des centres de stockage de déchets radioactifs de Gazdrom… 

Avec Bandiagara, Fred Duval signe un album aux allures de carnet de rencontres, puisque Carmen y retrouve Nelson qu’elle avait quitté un soir de septembre 2047 dans Mercenaire, quelques EGM déjà croisés du coté de Baïkonour, Sandy Strummer sortie de Travis ou encore Bugg apparu dans le cycle Earp. Tout le microcosme mc callumien semble donc s’être donné rendez-vous en pays Dogon pour en découdre une nouvelle fois. 

Les protagonistes introduits, que dire de ce treizième opus de la saga de l’égérie ibérico-irlandaise ?

Sur le fond, Fred Duval connaît sa partition et déroule ses gammes sur un scénario dont le point d’orgue est l’avènement du totalitarisme écologique par une IA. Que du très classique pour la série, mais parfaitement orchestré, sans temps mort et d'une efficacité qui ne doit rien au hasard. Sur la forme, cette aventure africaine revient à plus de conformisme après la parenthèse de L’eau du Golan et, mis à part certains clins d’œil graphiques disséminés çà et là tels des œufs de Pâques, rien de très innovant. Sur ce point, il est peut-être à déplorer que l’évolution graphique amorcée du côté de Jérusalem demeure sans suite !

Chaque retour de Carmen est attendu, c'est un fait. Toujours aussi froidement professionnelle dans un monde dominé par des psychés algorithmiques, ne serait-il cependant pas temps de lui octroyer quelques sentiments, ne serait-ce que pour ne pas courir le risque de la confondre un jour avec les IA qu'elle combat ?

Putain de guerre !

 
© Bamboo 2014 - Le Naour & A.Dan
Août 1914, les premières offensives sont lancées. Le 14, les troupes françaises se mettent en mouvement autour de Morhange et de Sarrebourg dans le but de percer les lignes allemandes. Le XVe Corps d’Armée constitué des régiments du Sud-Est de la France s’engage dans ce qui deviendra la bataille de Lorraine et qui scellera son destin. Après quelques succès, il sera stoppé, puis contré et finalement défait. En à peine plus d’une semaine, près de dix mille combattants tomberont. Ne pouvant concevoir d’avoir été battu, l’État-major français se chercha une victime expiatoire. 

En cette année de commémoration du début de la Der des ders, nombre d’albums prennent les tranchées comme décor ou sujet. Pour sa part, La faute au Midi préfère relater un fait réel, celui qui conduisit à rendre les contingents du Midi responsables d’une des premières défaites du conflit et à fusiller certains de ses soldats. 

Apocalypse, la 1ère Guerre mondiale, la récente émission diffusée dernièrement sur France 2, a décrypté les raisons de l’embrasement de la vieille Europe et montré toute l’atrocité des combats. Atrocité qui continue de demeurer, pour beaucoup, des plus virtuelles : l’ultime poignée de Poilus, derniers témoins vivants du drame, s’en est allée, faisant rentrer la Grande guerre dans l’immatérialité de l’Histoire ! 

Pour qui a regardé ce fabuleux documentaire, une question interpelle plus que toute autre : comment a-t-il été possible d’envoyer à une mort certaine des dizaines de milliers d’hommes ? Sans détailler la chronologie des engagements ou donner des leçons de stratégie militaire, il est évident que « l'offensive à outrance » prônée par Joffre était dépassée par la technologie, et que les héroïques charges à la baïonnette ne pouvaient rien contre les pilonnages d’artillerie et le feu nourri des mitrailleuses lourdes de l’armée du Kaiser. 

Habitué de cette période et de ses tourments qu'il avait déjà dépeints dans Pour un peu de bonheur Daniel Alexandre (A.Dan) reprend ses pinceaux pour dépeindre avec simplicité et conviction ces événements dramatiques. Il confère à cet album une dimension qui dépasse le simple cadre pédagogique ou historique... Parallèlement, le scénario de Jean-Yves Le Naour apparaît particulièrement documenté et objectif, même si, en quarante-six planches, il est impossible de saisir la complexité de la situation et ses causes profondes. Car, s’il est acquis aujourd’hui que la préparation de cet engagement fut loin d'être appropriée et que des erreurs furent commises à tous les niveaux, il convient de se demander pourquoi cette tactique a été mise en œuvre, comment les invectives à l’encontre des méridionaux trouvèrent un écho favorable au sein d’une partie de la population, et qui attribua de telles compétences aux cours martiales. Autant de questions qu’il faudra – bien évidemment - appréhender au regard du contexte social et politique de l’époque, celui d’une France rurale et, malgré la révolution industrielle, encore éminemment conservatrice.

mardi 15 avril 2014

Pas de quoi réveiller un mort !

Crow (The) : Midnight Legends : 1. Pas de quartier
 
« Oiseaux de mort, nous sommes ! Marqués du sceau de l’infamie, nous accompagnons depuis l’au-delà ceux qui veulent se venger. ».

© Delcourt 2014 - Prosser & Adlard
The Crow, œuvre emblématique créée par James O’Barras, ressuscite une nouvelle fois sous la plume de Charlie Adlard et Jerry Prosser et fait l’objet chez Delcourt d’une compilation (Midnight legends) de spin-off publiés outre-Atlantique par Kitchen Sink Press.

Interprétant librement la thématique de la vengeance qui baigne la série mère, Pas de quartier en livre une variation qui ne révolutionne pas le genre. Son principal intérêt vient du découpage qui structure son récit selon trois parties qui permettent d’appréhender la vendetta de Michael Korby selon autant d’angles. Ainsi, son retour d’entre les morts lui est des plus problématiques puisqu’il doit se confronter au repentir de son meurtrier et à l’opiniâtreté d’un policier vieillissant. Au final, la némésis est un fardeau pour ce héros gorgonesque tiré de son repos éternel par deux insidieux corbeaux !

Sur un scénario aussi sépulcral, le travail en noir et blanc de Charlie Adlard - The walking dead - ne marque pas les esprits, sauf lorsque paraît Korby : la faute, sans doute, à un dessin qui aurait pu être plus précis et à des cauchemars par trop hachurés. N’en reste pas moins des encrages puissants et évocateurs qui confèrent sa noirceur à l’histoire.

Loin de posséder la profondeur de l‘univers dont il s’inspire, ce premier volet bénéficie cependant d’un packaging flatteur. Est-ce suffisant ?

Que d'eau, mais que d'eau !

Noé (Intégrale)

© Le Lombard 2014 - Aronofsky & Henrichon
Les visions de Noé sont sans appel : le monde périra sous les eaux. Alors, il entreprend la construction d’une arche afin de sauver toute forme de vie animale, à l’exception de l’Homme qui a transformé la Terre en un lieu de misère et de souffrance. Les premières gouttes d’eau annoncent le début de son périple...

Comme giboulées en mars, paraissent simultanément les deux derniers volets de la tétralogie de Noé, ainsi que… son intégrale ! Et comme après la pluie vient… la pluie, voici que la superproduction hollywoodienne du même nom déferle à son tour sur les écrans ! Tel un démiurge des 9e et 7e Arts réunis, le scénariste (et réalisateur) de The fountain donne à lire et voir une fin des temps loin des traditionnelles flammes de l’Enfer.

La Bible - en l’occurrence la Genèse - demeure une source d’inspiration intarissable et des plus cinématographiques. Ainsi, cette planète désolée aux décors post-apocalyptiques et ce héros torturé par un Créateur désabusé constituent les ingrédients de base d’un blockbuster en devenir. Il suffit de les agencer judicieusement, et à ce jeu-là, Darren Aronofsky et Ari Hendel sont passés maîtres. Leur récit utilise à bon escient les thématiques porteuses évoquées précédemment et leur donne un rythme soutenu en ne gardant que les moments graphiquement forts. Et si l’introspection est de mise chez Noé, à l’instar de la révolte sourde qui le dévore, il n’en reste pas moins un guerrier qui sait affronter ses ennemis.

Si l’histoire est parfaitement orchestrée, la densité dont elle fait preuve tient pour une (très) large part au travail de Niko Henrichon. Le graphiste canadien a su, à travers ses planches et leur mise en couleurs, traduire pleinement l’âpreté des combats et la beauté de la terre, mais aussi – et surtout - la grandeur des événements ou la confusion des sentiments. Parfois, le trait manque peut-être de réalisme, mais jamais au détriment de l’expressivité des personnages et du sens épique du mythe.

Plus visuel que spirituel, ce Noé-ci livre une version du Déluge quelque peu différente de celle de la catéchèse, mais non moins chargée de symboles…

jeudi 10 avril 2014

Sur les traces de Monfreid



© Casterman 2014 - Alessandra
La mort d’Anna a plongé Tom dans une apathie à laquelle il ne peut se soustraire. Ils n’iront jamais à Madras ou Colombo. Alors, il partira seul, n’importe où, pour peu que l’oubli le submerge. Ainsi, par le plus pur des hasards, débarque-t-il à Djibouti. 

Les rivages de l'Est de l’Afrique stimulent toujours les imaginations car, après Kililana-song de Benjamin Flao, Joël Alessandra vient à son tour caboter le long des côtes djiboutiennes. 

Pure fiction ayant – d’après son auteur – quelques attaches dans la réalité, Errance en mer Rouge est un one-shot à la croisée des chemins. Successivement introspection psychanalytique, carnet de voyage et songe éveillé, il évite cependant d’habile manière nombre de clichés. Si une balade dans le golfe d’Aden impose de croiser le fantôme de Monfreid - lui qui fit découvrir à ses contemporains les fragrances de l’interdit, subtil amalgame d’odeur de poudre, de sel à fleur de peau et d’effluves entêtantes de haschisch -, le scénario va plus loin. Là où le convenu aurait fait que les choses s’arrêtent, il mélange passé et présent, danger et envie, pour projeter son héros dans le feu de l’actualité, en le confrontant à ses contradictions et aux pirates somali.

Mirage de la résurrection, utopie du nouveau départ, soif de véritable aventure ou simple besoin d'oublier, Tom porte en lui des tentations que bien peu osent assumer. Pour l’occasion, Joël Alessandra réalise un travail qui sait marier les genres et révéler la complexité d’une situation géopolitique ayant perdu la part de rêve qu'elle portait en elle. Croquis, aquarelles colorées et photos s’hybrident en un récit qui tient à la fois du dessin de reportage, comme sur Fierté de fer, et de la bande dessinée au sens le plus classique du terme. 

Au final, un bel album de cent vingt planches qui - au-delà de la qualité intrinsèque de son illustration - aurait mérité d’approfondir encore plus les relations que Tom noue avec l'Afrique de Conrad, Kessel et consorts.

Histoire de remettre les montres à l'heure...



©Dargaud 2014 - Galandon & Vidal
Avril 1973, personne ne le sait encore, mais les spéculations de financiers suisses vont donner naissance à l’un des mouvements sociaux les plus emblématiques de ces cinquante dernières années. LIP des héros ordinaires en retrace la chronique. 

Le cas de la manufacture horlogère bisontine est complexe et ne peut se résumer en quelques lignes, encore moins en une poignée de mots. Beaucoup a été dit, écrit et filmé sur le sujet et il suffit de surfer sur le site de l’INA pour prendre la mesure de cette déflagration sociétale qui ébranla la France pompidolienne et qui sert toujours aujourd’hui de référence. 

Plutôt que l’exégèse du conflit, Laurent Galandon a choisi le parti pris du documentaire-fiction. Documentaire car il s’attache à retranscrire méticuleusement la conviction et l’attachement dont firent preuve ces ouvriers pour la préservation de leur emploi ; fiction car il le fait au travers du destin de Solange, l’une des innombrables ouvrières de l’usine. Mais il n’est pas uniquement question de lutte des classes puisque ce one-shot évoque également l’émancipation féminine ou l’éveil à une conscience politique ; autant de choses qui n’allaient pas de soi, même cinq ans après mai 68. Pour mettre en image un tel récit et retranscrire l’atmosphère de l’époque, Damien Vidal adopte un trait simple et une mise en noir et blanc des plus sobres qui rendent parfaitement crédible l’histoire de Solange. 

Malgré une certaine distanciation du propos, cet album est forcément partisan puisqu’il en donne une vision de l’intérieur. Toutefois, LIP des héros ordinaires réussit le tour de force de parler de grève et de combat syndical sans lasser et tomber dans les lieux communs. Il permet ainsi aux plus âgés de dépoussiérer leurs classiques sociaux et à ceux, nés après le premier choc pétrolier, de s’adonner à un peu d’archéologie sociale ! Instructif et prenant.