jeudi 22 janvier 2015

Jeu de guerre

Le divin
 
© Dargaud 2015 - Lavie & Hanuka
Comment résister à un petit extra à 45.000 dollars lorsque vous êtes un expert en explosif et futur papa ? Mais contrairement à ce qui était annoncé, cette escapade à l’autre bout du monde ne sera pas une promenade de santé.

Tout part d’un fait d’actualité, vieux d’une quinzaine d’années : celui de deux gamins d’à peine douze ans qui furent les leaders de "l'Armée de Dieu", groupuscule armé de l'ethnie karen en Birmanie. Cependant au-delà de leur destin de chefs de guerre craints et respectés, c’est l’aura mystique et le charisme de Johnny et Luther Htoo, adolescents-soldats, qui imprègnent cet album.

En projetant Mark, le personnage central, dans un conflit où les enfants peuvent être autant victimes que bourreaux, Boaz Lavie rappelle qu’être combattant n’est pas une question d’âge et qu’il est des latitudes où il est plus courant pour un écolier de tenir une kalachnikov qu’un crayon. Mais ici le propos n’est pas militant et encore moins militaire. Il s’ancre simplement dans des évènements que nous avons tendance à oublier. Toutefois, comme l’enfance est aussi la période des contes, l’écrivain et réalisateur israélien n’hésite pas à s’engager sur les sentiers du merveilleux. Rêve où réalité ? Il s’ensuit une histoire qui veille à garder une relative crédibilité, comme si en ces pays d’Extrême-Orient, la magie avait toujours prise sur le quotidien.

Sur cette partition, Tomer et Asaf Hanuka, eux aussi frères, dessinent à quatre mains. Leur trait réaliste sait, quand il le faut, prendre une dimension plus allégorique tout en renonçant à tout angélisme. Et si un choix discutable de mise en couleur ne venait perturber quelque peu la lecture, il n’y aurait pas grand chose à reprocher à la manière d’aborder graphiquement ce one-shot.

Le divin est une chimère : celle d’un récit fantastique et d’une triste réalité. Dur, mais non dénué d’espoir, il est une façon détournée d’évoquer certaines préoccupations qui, pour nous Occidentaux, apparaissent des plus lointaines... sauf à être Ukrainien(ne) !

lundi 12 janvier 2015

Olrik ! Une première...

Blake & Mortimer : 23. Le bâton de Plutarque
© Blake et Mortimer - 2014 Sente & Juillard
La chronologie jacobienne est des plus complexes, et Dieu seul sait combien elle demeure sujette à discussion. Ainsi, après le très récent L'onde Septimus de Jean Dufaux et Antoine Aubin, suite de La marque jaune parue en 1956, voici que sort Le bâton de Plutarque, préquelle du célébrissime Secret de l’espadon édité en 1950 ! 

Avec cette nouvelle aventure du célèbre physicien et de son acolyte du MI5, Yves Sente relate les mois qui précédèrent la "Troisième Guerre mondiale". Parallèlement, il s’attache à expliquer de nombreuses zones d’ombre que d’aucuns n’avaient pas manqué de relever dans les trois épisodes se déroulant au pays de l’Empire Jaune. Mais cela suffit-il à faire un bon scénario ? À l’évidence, pas tout à fait. Et ce, pour plusieurs raisons ! Tout d’abord, l’ancien directeur du Lombard veille trop à rester dans les traces de son illustre prédécesseur et manque singulièrement d’audace pour ce qu’il est désormais convenu de considérer comme la "première" confrontation avec le fameux colonel Olrik. À cette apparition en demi-teinte vient s’ajouter un faux rythme qui, selon les cas, peut-être imputable au flegme tout britannique des héros, aux codes graphiques de la ligne claire ou, et c’est le plus probable, aux séquences qui s’enchaînent avec la régularité d’un métronome, sans que rien ne vienne véritablement en troubler l’ordonnancement. In fine, l’ensemble s’avère sans réelle surprise, un tantinet boy-scout dans l’esprit, à l’instar de ces productions d’après guerre dont il se veut l’héritier. Toutefois, si dans ses grandes lignes, le récit peut apparaître, aujourd’hui, cousu de fil blanc, il recèle nombre de petits détails qui montrent qu’Yves Sente a particulièrement veillé à la cohérence du tout, à défaut de sa crédibilité. Finalement, l’attrait de ce nouvel opus réside ailleurs, du côté de la planche à dessins plutôt que du script. Organisé systématiquement en 3 strips, le travail d’André Juillard est d’une étonnante sobriété, avec un trait précis autant qu’épuré qui se concentre sur le sens et non sur les fioritures et qui, bien que des plus classiques dans le style, sait faire preuve d'une vraie modernité. Seul petit bémol : l’absence de pupille dans de nombreux regards !

Il est des albums qui, à eux seuls, créent l’évènement. La parution d’un Blake et Mortimer est de ceux-ci, comme l’attestent les 430.000 exemplaires mis sous presse ! Dès lors, ce vingt-troisième volet ravira donc les inconditionnels du genre et fera découvrir, aux autres, tous les charmes d’une école à qui nous sommes redevables de quelques-unes des belles œuvres de la bande dessinée.

Ma cabane au fond des bois

 
© La boîte à bulles 2015 - Fischer & Stibane
Dix ans après une arnaque qui a mal tourné, Olivier et Nicolas retrouvent Ben. Il est alors temps de savoir ce qui s'est réellement passé et de solder certains comptes…

La cabane est l’histoire de Ben et le symbole d’une parenthèse dans sa vie, un havre de tranquillité où il oubliait, le temps d’une cuite ou d’un pétard, le quotidien dans lequel il s’engluait, entre une mère alcoolique et des copains qui n’en étaient pas vraiment. De petits arrangements en combines foireuses, Ben est passé directement du lycée à la prison. En soi, cette histoire n’a rien d’extraordinaire : des mecs comme lui, il en existe des centaines, des milliers, et puis il est toujours difficile de vouloir faire de la banalité de tous les jours quelque chose qui soit porteur de sens ! Sur ce constat, Benjamin Ficher livre ici une histoire gentiment racontée sur les lâchetés en amitié, le chacun pour soi, les conneries qu’il faut bien assumer, la vie qui passe et efface beaucoup de choses sans vraiment rien changer. Ceux qui éprouvent de l’empathie pour les récits à teneur sociale y trouveront leur compte, les autres constateront qu’il manque beaucoup de choses pour boucler la boucle… 

Portrait réaliste et sans misérabilisme d’une certaine jeunesse qui se cherche, cet album n’interpelle pas vraiment, mais était-ce le but ? Et s’il ne pose pas de question, il en appelle toutefois une : et alors ?

Heureux qui comme.....

Ulysse 1781 : 1. Le cyclope (1/2)
 
© Delcourt 2015 - Dorison & Hérenguel
Après avoir largement contribué à la victoire de Yorktown, le capitaine Ulysse Mc Hendricks est contraint de retourner parmi les siens à New Itakee. Commence alors un très long voyage pour retrouver sa femme Penn…

Le 12 novembre 2012, Éric Hérenguel écrivait à propos de son nouveau diptyque avec Xavier Dorison : "… Je ne pourrai pas faire plus que 4 pages par mois. Trop de détails, de cadrages, de "plus-value" à mettre dans cet album de 64 planches. Qu'importe ! Désormais, je préfère produire un album tous les deux ans au top que de nourrir les rayonnages des librairies déjà en surabondance …". Le 7 janvier 2015, Ulysse 1781 est enfin dans les bacs. 

Le résultat valait la peine de patienter tellement l’ensemble est cohérent et impressionnant, sans être grandiloquent. Découpage, organisation, composition... tout concoure à une lecture d’une fluidité saisissante. Éric Hérenguel fait preuve d’une maîtrise totale de son dessin, que ce soit dans les paysages, les scènes de combat ou les plans plus serrés. Le trait est précis, chaque expression travaillée, le moindre détail pensé afin de conférer toute son expressivité à un visage ou sa puissance à une séquence. Toutefois, sur ces encrages rehaussés d’un lavis à l’encre, la mise en couleurs sous Photoshop pose question, et si le recours à l’informatique, plutôt qu’à une colorisation en direct, permet de gagner en efficacité, il perd en touché et en émotion. Cependant, il faut rendre justice au travail de Sébastien Lamirand qui demeure des plus convaincants. Quoi qu’il en soit, ceux qui auront le loisir d’admirer les originaux noir et blanc en 55x41 apprécieront vraisemblablement ce que quelques gouttes de "sumi ink", un pinceau ou une plume Gilotte peuvent donner sur un Fabriano artistico au bon grammage... 

Ulysse 1781 doit également beaucoup au savoir-faire de Xavier Dorison. Familiarisé avec les adaptations littéraires, le scénariste du très attendu Undertaker sait réinterpréter l’Odyssée en mettant en scène un héros obstiné, teigneux, qui ne s'épanouit que dans l’adversité. Évidemment, il convient de prendre un certain recul par rapport à l’œuvre originelle pour goûter à cette transposition dans laquelle la Méditerranée est remplacée par un continent nord-américain en proie à la guerre civile et à l'annexion des étendues de l'Ouest.

À bien des égards, ce premier opus rappelle Long John Silver. Mais qui pourrait s’en plaindre tant ce volet introductif est bien écrit et superbement illustré ?

jeudi 8 janvier 2015

Juve va bien !

Fantomas : 3. À tombeau ouvert
 
© Dargaud 2015 - Bocquet & Rocheleau
La République est à genoux, tout l’or de la Banque de France ayant été dérobé par Fantômas. Seul l'inspecteur Juve serait à même de contrecarrer ses sinistres desseins…

Reprenant la tradition des romans feuilletons d’antan et s’inspirant librement de l’œuvre créée par Marcel Allain et Pierre Souvestre, Olivier Bocquet et Julie Rocheleau ressuscitent Fantômas. Exit Jean Marais dans la parodie d’André Hunebelle, et place à un personnage qui, à bien des égards, fait figure de précurseur au pandémonium des vilains du neuvième Art.

Alors que dans nombre d’histoires, la vertu triomphe du vice, il en est qui, cultivant le paradoxe, mettent à mal la morale. La Colère de Fantômas est de ceux-ci ! Mais là où certains auraient donné dans la surenchère et le morbide, tout est fait ici pour conférer à ce déchaînement de haine une dimension qui dépasse la gratuité du geste d’un malade. La violence dont il est question est celle d’une vengeance froidement calculée qui, telle une arme, utilise la peur. L’homme aux cent visages n’éprouve aucun remord à tuer ou torturer, ni de joie d’ailleurs ! Il n’est que l’exécuteur insensible et déterminé d’une vendetta dont peu connaissent l’origine, mais qui fait de lui l’ennemi public numéro Un.

Sorti d’un long repos, ce héros vieux de cent ans est remis au goût du jour mais n'en perd pas pour autant son authenticité. Olivier Bocquet entraîne ainsi ses lecteurs dans une folle course-poursuite où les instants de repos sont rares, et l’imprévu à chaque coin de case. Pour maintenir ce rythme haletant et ces ambiances oppressantes, il peut compter sur le talent de Julie Rocheleau. Ceux qui auront lu Les Bois de Justice comme Tout l'or de Paris retrouveront ici le brio de la jeune montréalaise et l’importance de son jeu des couleurs. Sur ses crayonnés et ses encrages, elle amorce sa colorisation aux crayons ou à l’aquarelle et achève l’ensemble sous Photoshop. La couleur devient dès lors un élément de narration à part entière. De sa palette chromatique dominent les déclinaisons de vert ou d’orange, mais surtout le noir. Renforçant la dramaturgie du moment, il entoure les planches où "le génie du crime" apparaît, il s’incruste dans ses phylactères pour en relever la noirceur du propos et drape ce héros maudit dans une ombre gage de son anonymat.

À tombeau ouvert conclut diaboliquement autant que superbement ce premier cycle et donne envie d'en découvrir un peu plus sur l'issue finale de ce nouveau combat du Mal et du Bien...