mardi 20 mai 2014

Si Venise m'était contée...


© Mosquito 2014 - Vianello
Par une nuit de 1778, Giacomo Casanova sauve Joseph Balsamo d’une mort certaine. En 1939, alors que la Lagune s’accommode du fascisme, une ombre pénètre dans les combles d’un palais. Soudain, surgissant d’un miroir, un poing le frappe... Entre mer et ciel, Venise est décidément pleine de mystères. 

Il est difficile d’écrire un scénario ayant pour toile de fond la Sérénissime sans tomber dans les lieux communs. Avec Lunes vénitiennes, Lele Vianello évite de sombrer sur les hauts fonds du convenu et s’offre le luxe, en vénitien qu’il est, de faire (re)sentir à qui y sera sensible, l’esprit qui plane sur le vaisseau de pierre… 

D’abord, il y a le trait, noir, simple, qui assume l’héritage d’Hugo Pratt avec, dans les sourires et quelques regards, une pointe de ressemblance avec les personnages de Didier Comès. Ensuite, il y a la simplicité du gaufrier, dont la division métronomique - à six cases - rythme le temps en parts égales. Enfin, et surtout, il y a ces larges aplats de noir qui, le soir venu, transforment les silhouettes fantasmagoriques en ombres évanescentes. De ces planches au dépouillement graphique presque abstrait se dégage une ambiance chargée de sous-entendus et de non-dits que viennent éclairer des dialogues, rares ou diserts selon le besoin, mais toujours justes. Avec le minimum, tout est dit. 

Ensuite arrive l’exercice périlleux des clichés qui collent à la cité ducale comme la misère au monde. À tout seigneur, tout honneur : Casanova. De fait, il occupe une large part de l’album, mais sans ostentation. Ses amours illégitimes avec une mère supérieure sont naturellement assumées et prennent des allures de paisible romance, loin des scandales prêtés à ce séducteur patenté. Subtilement, Lele Vianello associe le Chevalier à un autre mythe, le comte de Cagliostro, et glisse vers un second registre. Venise est souvent associée aux rites ésotériques et initiatiques qui, malgré la prégnance du Conseil des Dix, surent trouver en ces terres d’eaux une clémence propice à leur développement. Aussi, la rencontre de ces personnalités du XVIIIe prend une tournure résolument magique. Cette magie se retrouve deux siècles plus tard, dans le tiers médian de l’album où un monte-en-l’air vient en aide à trois fantômes surgis d’une psyché dans laquelle Cagliostro les aurait enfermés cent cinquante et un ans plus tôt ! Passé et présent, réalité et fiction, tout se mélange sur les toits de la ville et revêt une dimension occulte, jusqu’à ce parchemin qui libèrera les prisonnières de leur sort et les rendra aux limbes du passé. L’improbable peut avoir cours sur les bords du Grand Canal, surtout la nuit ! 

En guise de conclusion, soulignons la partition même du récit qui se joue des temporalités et raconte deux histoires au sein d’un même album. Et si la trame s’avère légère, la manière dont elle est racontée impose de négliger ce léger défaut. Lunes vénitiennes possède le doux parfum des beaux contes, de ceux qui entraînent leur auditoire au delà du réel, dans une parenthèse où la matérialité des faits et les chimères de l’imagination se rejoignent, se mêlent puis se séparent… sans que chacun ne sache vraiment pourquoi, ni comment.

lundi 12 mai 2014

Love is in the air... (air connu)

Airborne 44 : S’il faut survivre

© Casterman 2014 - Jarbinet
Bastogne, décembre 1944, les Alliés poursuivent leur avancée vers l’Est, mais rencontrent une résistance acharnée des troupes allemandes. Sur terre comme dans les airs, les combats font rage et Tessa qui convoyait un P-51 Mustang vers l’Angleterre se retrouve engagée dans un dogfight dont elle ne voulait pas…

Nouveau diptyque pour Philippe Jarbinet qui, après un crochet par les plages du débarquement, revient dans les Ardennes. Cette fois, il est question d’une jeune pilote de l’Air Transport Auxiliary et de deux éclaireurs yankees : Sebastian et Tom. 

S’il faut survivre n’est pas à proprement dit la suite des quatre opus parus précédemment. En fait, il s’agit d’un nouveau récit qui se déroule à la même époque dans une Europe marquée par la Deuxième Guerre mondiale. Une fois de plus, Philippe Jarbinet s’attache plus au gens qu’au conflit qui n’est qu’une toile de fond sur laquelle ses personnages prennent leur véritable dimension. Pour comprendre le sens de chacun, il ramène le lecteur aux USA, en juin 1941 dans l’Indiana et le Kansas pour être précis, lors du Dust Bowl qui jeta sur les routes des dizaines de milliers de familles d’agriculteurs ruinées.

L’auteur belge dessine et scénarise en authentique artisan. De la feuille blanche à la touche finale, du crayonné à l’encrage puis à la mise en aquarelle,parfois rehaussée de gouache, tout son travail est produit à l’ancienne, sans recours au numérique… Après l’avoir vu réaliser la page 6 de S’il faut survivre, il n’est plus possible de lire ses albums de la même manière et l’on se dit que, pour quelques artistes, le prix d’une œuvre originale n’est pas forcément déconnecté d’une certaine réalité.

Chaque album d'Airborne 44 est l’occasion d’une belle histoire, des plus joliment dessinées. Que souhaiter de plus ?

Longue vie au Camarade.....


© Delcourt 2014 - Sztanke & Chabert
Chol Il vient de commettre l’irréparable. Ce faisant, il porte atteinte à la dignité du peuple et jette l’opprobre sur sa famille comme sur ses descendants. Magnanime, le Parti du Travail lui permet de racheter sa faute. Chol Il est guide officiel ; il surveillera des étrangers et leur fera découvrir les délices de la République Populaire Démocratique de Corée !

Avec cet album, Michaël Sztanke, spécialiste de l’Extrême-Orient, imagine le quotidien d’un homme ordinaire. S’ensuit une immersion kafkaïenne où il est question d’aberrations de la Juche qui affame les campagnes, des dérives d’un régime policier qui espionne tout un chacun et s’adonne aux transferts arbitraires dans les camps de travail ou encore de l’émancipation ambigüe de la Corée du Nord vis-à-vis de sa puissante voisine chinoise. 

Documentaire-fiction dessiné, cette chronique des déviances d’une junte aux allures de secte surprend l’Occidental qui a du mal à comprendre, non pas la résignation qui semblait une certaine prise de conscience de la situation, mais la passivité et la docilité de la population face à un gouvernement liberticide et, surtout, la vénération portée à Kim Jong-un, démiurge omniscient et omnipotent. Sur un sujet aussi sensible, Alexis Chabert développe un trait minimaliste allant à l’essentiel, mais qui, de temps à autre, s’offre des fenêtres de couleurs et quelques visages d’un réalisme saisissant, placés ça et là pour rappeler la véracité du propos.

Incursion dans un pays d’une autre époque, La faute, une vie en Corée du Nord retranscrit sans jugement à l’emporte-pièce la paranoïa qui régit et codifie l’existence des Nord-Coréens. Un récit hallucinant.

Si Venise m'était contée...

La vénitienne : 1. La colombe noire

© Grand Angle 2014 - Ordas & Gnoni
Venise 1499. Alors que la noblesse festoie et s’adonne, sans aucune retenue, aux plaisirs qu’octroie la richesse, d’autres œuvrent dans l’ombre. Le doge Agostin Barbarigo doit conclure avec le légat du Pape un prêt de 200.000 ducats pour défendre la ville et il compte sur les charmes de sa nièce pour corrompre l’homme d’église. Pendant ce temps, un brigand de haut vol fomente l’enlèvement de la jeune femme… 

La vénitienne prend comme décor la Venise de la fin du Quattrocento, à une époque où luxe et misère se côtoient sans se mélanger. Bien que République, la cité a su parfaitement se hiérarchiser et si les fêtes sont offertes au bas peuple, c’est pour mieux le manipuler. Au-delà d’une certaine vision de l’organisation sociale de la Sérénissime, Patrice Ordas incrémente cette base narrative de considérations politiques et financières sur l’indépendance de la Lagune et d’une intrigue romanesque des plus violentes. Avec une telle matière, l’affaire s’annonce sous les meilleurs auspices et laisse présager d’heureux instants de lecture. Cependant, une fois l’album refermé, l’impression s’avère un tantinet différente. 

Si, dès le début, les personnages prennent une belle consistance psychologique, le scénario ne l’exploite pas à bon escient et verse progressivement dans les clichés. Certes, la situation est complexe, et peut-être l'est-elle même trop ! Entre un marquis sodomite secourant une Constantza nymphomane qui subit les pires outrages avec une abnégation expiatoire, un émissaire du Pape machiavélique qui commerce avec un soudard de la pire espèce, sans parler d’un doge qui se débat dans les arcanes de la politique locale, des étudiants soucieux de s’émanciper et des marins désirant venger leur capitaine, le lecteur - distrait - peut se perdre. Pour renforcer cette profusion cousue de fil blanc, le dessin de Laurent Gnoni, bien que dans l’esprit du récit par ses cadrages et sa composition, n’offre finalement pas l’expressivité et la précision qui auraient accentué le réalisme des situations et donner plus de crédibilité à l’ensemble. 

La colombe noire, volet introductif du diptyque, pèche par excès de lieux communs, ce qui ternit quelque peu l’agrément que procure sa lecture.

dimanche 11 mai 2014

C'est dans les vieux pôts que...


© Dargaud 2014 - Lupano & Cauuet
Lucette a laissé à Antoine une lettre. L’une de celles qui permet de soulager les consciences, mais qui pourrit la vie de celui qui la lit, surtout lorsque votre défunte femme vous apprend qu’elle a eu une liaison avec le patron contre lequel, en bon syndicaliste que vous êtes, vous avez bataillé durant quarante ans. Heureusement, Pierrot, Mimile (ses vieux amis de toujours) et Sophie (sa petite-fille enceinte jusqu’aux yeux) vont l’empêcher de commettre, à 77 ans, un crime passionnel ! 

Doucement, Wilfrid Lupano s’impose comme un scénariste incontournable, un de ces grands capable de traiter n’importe quel sujet avec intelligence et une justesse rare. Pour les Vieux fourneaux, il s’attaque aux papy-boomers, à cette génération soixante-huitarde et à ses contradictions. Le ton est humoristique et enjoué, les dialogues ciselés et ironiques à souhait, parfois désabusés, mais toujours pertinents. Indiscutablement, il y a du Michel Audiard et du Georges Lautner dans cet album d’autant plus que Paul Cauuet se livre à une partition graphique de première avec des vieux plus vrais que nature et des jeunettes pimpantes à souhait. 
 
Ce one-shot possède la saveur désuète des temps passés, celle de l’amitié et de la vie qui continue par générations interposées. Une délicieuse madeleine à déguster avec gourmandise.

samedi 10 mai 2014

Pas de tirs

SpyGames : 1. Dissidents

© Glénat 2014 - Morvan & Kim
Quand les services spéciaux ne se font pas la guerre, ils concourent pour le Kontest : leur Olympiade. Et si Coubertin n’en a pas écrit les règles, ce n’est pas grave puisqu’il n’y en a qu’une : que le plus vicieux l’emporte. En jeu, un secret d’Etat de niveau 6 de chaque participant au vainqueur… de quoi stimuler les ardeurs sauf que cette année les règles semblent avoir un peu changées ! 

Thriller sur-vitaminé dans une Hong-Kong qui risque de porter longtemps les séquelles de ce concours où tous les coups sont permis, SpyGames revisite le genre en faisant abstraction de toute règle. Cet épisode d’ouverture donne le ton dès les premières planches et permet d’introduire les différents protagonistes, du moins ceux qui survivent. C’est classique mais bien fait. 

Coté dessin, Kim Jung-Gi est aux pinceaux et il convient de reconnaître que son graphisme est lui aussi des plus efficaces, sans fioriture, mais avec un luxe de détails. Tout ce que qu’il est possible d’utiliser comme angle de vue l’est uniquement aux services de l’action et les quelques moment de répits qu’offre le scénario de Jean-David Morvan permettent à peine de retrouver ses esprits. Tout juste regretterais-je un indicible manque de précision du dessin qui tranche lorsque l’on connait la qualité du trait du prodige coréen. Ceci étant l’ensemble se lit bien, trop bien même puisque les 46 pages sont avalés en moins de temps qu’il en faut à un sniper pour vous transformer le cerveau en marmelade. 

Que du bonheur pour les amateurs de stress et de fusillades.

mercredi 7 mai 2014

He's à Lone Sloane cow boy



Mardi dernier, à la Boite à Livres, Philippe Druillet sacrifiait à la traditionnelle tournée de promotion de ses mémoires. Devant un public motivé d’une quarantaine de personnes, l’un des derniers monstres sacré de la BD française était venu s’expliquer. Soixante-dix ans au compteur, une carrure de déménageur et la dégaine d’une rock-star sur le retour, le père de Lone Sloane est revenu sur pas mal de choses. 

Le personnage cultive son coté atypique et grande gueule… il y a du Ferré chez lui. Les digressions du propos sont nombreuses mais éclairent sur l’homme, ses doutes, ses colères, sa blessure profonde. Celle qu’il traine depuis qu’il sait, et que ni le temps, ni ses amis, ni le 9e Art, et pas même l’alcool et autres substances plus ou moins licites, n’ont pu lui faire oublier. Philippe Druillet est là, à jamais meurtri, d'une  faute qu’il n’a pas commise, oubliant que contrairement à sa famille, on choisit ses amis et que les siens sont ou, malheureusement pour certains, étaient, merveilleux. 

Peinture dans le prolongement de la bande dessinée, alcool, promotion, René Goscinny et les années Pilote, le poids du passé familial, invectives aux cons de toute nature, la folie des débuts, l’intégrale qui sent le sapin, … la discussion était désordonnée, passionnée parfois théâtrale, mais toujours émouvante. 

Monsieur Druillet, vous m’avez fait découvrir la bande dessinée, celle avec un grand « B », se fut pour moi un plaisir de vous voir et de discuter durant 3mn, de tout et surtout de vous. Merci d’avoir pris de votre temps, car dédicacer à 9 heures du soir et ne pas pouvoir fumer une clope depuis 3 plombes, faut le faire. 

PS : j’oubliais, David Alliot, celui sans qui Délirium n’aurait jamais vu le jour !

vendredi 2 mai 2014

Fin de la danse

Karma salsa : 3/3

Mélissa, 

Pardonnes-moi. Je n’ai pu te sauver comme je n’ai pu secourir ta mère. Mais désormais, nulle colère en moi. J’ai réussi à vaincre mes vieux démons, et malgré ma douleur, je suis enfin en paix avec moi-même. 

© Dargaud 2014 - Callède & Campoy
Que de chemins parcourus depuis Cayenne, la Légion, Monsieur Juãrez, Los Olvidados de Dios et notre rencontre. Joël Callède et Philippe Charlot, ont fait de ma vie une histoire. Ces trois albums sont le récit de ma rédemption, de mon parcours pour devenir le père que je ne pensais jamais pouvoir être. 

Au fil des planches, ils ont accompagné mon changement, livrant par flashbacks les clefs de mon passé, celles qui expliquent celui que j’étais, et celui que je suis devenu ! Ce dernier volet est peut-être plus explicatif qu’introspectif, même si la haine et la folie de Pablo est l’occasion de beaux moments de bravoure ! J’aime leur manière de donner consistance à mes souvenirs et densité à la bande de salauds qui nous poursuit. Malgré des physionomies parfois à la limite de la caricature, je ne leur connaissais pas cette épaisseur psychologique. Cela a dû déjà être dit, il y a du Quentin Tarentino dans Karma salsa, ne serait-ce que dans la façon d’égayer mes journées d’un joli cortège de cadavres. 

Au passage, il faut que je remercie Frédéric Campoy qui a su parfaitement retranscrire les émotions qui nous animent, ainsi que les bassesses qui m’entourent. Son dessin est sec et anguleux, le trait saccadé omniprésent. Toutefois, il sait aussi se faire plus doux lorsqu’il est question de toi et Éléna. Tout est dans la juste mesure, celle qui maintient sur le fil du rasoir sans jamais basculer. 

Le triptyque de ma vie se termine sur une note des plus amères que bien peu auraient imaginée, mais je sais maintenant où vous retrouver ! 

Ton père