mardi 30 septembre 2014

L'information peut nuire à la santé...


 
© Urban Comics 2014 - Hickman
New York, capitale mondiale de la communication. C’est ici que La Voix a décidé de mener sa croisade contre la désinformation et la propagande. Ses cibles désignées : les journalistes et les grands médias. Pourquoi ? Dans quel but ? 
 
Jonathan Hickman produit dans cette intégrale, déjà publiée outre-Atlantique chez Image Comics en novembre 2011, un dessin des plus singuliers et surprenants. Conservant a minima la structure classique des cases, il privilégie à maintes reprises une approche verticale de ses planches et articule nombre de celles-ci autour d’une image centrale sur laquelle viennent s’assembler deux ou trois compositions secondaires. Et si la densité du récitatif comme l’enchaînement des phylactères ou une typographie frustre demandent la plus grande attention et rendent la lecture parfois laborieuse, ils possèdent le mérite d’obliger à rentrer totalement dans ce récit sans concession. Parallèlement, le choix osé en matière de mise en couleur et le recours palliatif aux designers pour compenser l’absence quasi systématique de fond dématérialisent encore plus le propos. Car au-delà de l’aspect visuel, parfois déroutant, c’est l’atmosphère si particulière qui suinte à chaque page qui étonne et détonne. À la limite du psychédélique et de l’hallucination, Jonathan Hickman installe son récit dans un contexte graphique qui déstabilise, fragilise et rend plus réceptif, plus perméable à l’histoire proposée. 
 
L’autre force de cet album est le scénario et la question sous-jacente qu'il pose. Ce comics est-il un acte militant dénonçant la servilité, comme la puissance, des majors de l’information ou, plus prosaïquement, un simple exercice de style brillamment interprété ? Au fil de sa progression, le lecteur hésite, partagé entre l’empathie de la lutte menée par John Guyton et ses coreligionnaires et le rejet qu’inspire la radicalité des moyens utilisés par leur Église de la fraternité de la Voix. Du manipulateur ou du manipulé, il est difficile de savoir qui est qui, et, dans une habile mise en abyme, la confuse impression que les choses ne sont pas telles qu’elles devraient être être se mue en certitude. 
 
Une fois Nightly News refermé, il reste la conviction de tenir entre les mains un comics atypique, efficace et particulièrement bien pensé et travaillé. Toutefois, il convient de ne pas oublier que l'apparence des choses est parfois trompeuse et qu'il faut se méfier de certaines évidences...

Topless et revendications


© Le Lombard 2014 : Dufranne & Lefèbvre
Bosser comme une dingue sur un dossier pour finir dans le rôle de la potiche de service, se faire traiter de pute pour avoir refusé de donner une cigarette à un connard de première, subir un dragueur minable dans le train après une semaine de merde ou écouter les reproches de sa mère sur son célibat, cela en est trop pour Apolline qui étouffe dans « un corset qu’elle ne veut pas porter ».

Femens ! Le terme claque telle une provocation. Qui sont-elles ? Pourquoi s’engagent-elles sur le chemin du sextrémisme ? Michel Dufranne et Séverine Lefebvre s’attachent à décrypter le parcours d’une nouvelle militante. S’en suit un album visuellement attrayant, très tendance dans son approche graphique, dans lequel le fond prime finalement sur la forme. Les auteurs ont cherché à décrire la trajectoire de leur héroïne et les difficultés qu’elle rencontre à poursuivre sur cette voie. À mille lieues des passionarias hystériques tant décriées, Apolline (devenue Sophie) s’affirme par son engagement, sans hargne, ni violence ou esprit de revanche, mais avec détermination. Au fil du récit, et par le bais des différents personnages, Michel Dufranne pose une analyse didactique, trop peut-être, sur ce mouvement. Aucun prosélytisme cependant, simplement le souci d’expliquer. En cela, ce one-shot atteint son but.

Chacun lira cette histoire à l’aune de ses convictions et pourra, s’il le souhaite, poursuivre la réflexion sur le sujet. Les Femens sont-elles un phénomène de mode savamment exploité par ceux-là mêmes qu’elles combattent ? S’agit-il des prémices d’un mouvement plus profond qui se cherche ? Épiphénomène ou lame de fond, la question reste posée. Si la sexualisation des tâches, comme les comportements foncièrement misogynes subsistent encore de manière parfois prégnante, les choses ont toutefois bien évolué depuis un fameux printemps de 68, mais, à l'évidence, pas assez vite pour certaines !

Pinot noir versus chenin

Un grand Bourgogne oublié

© Bamboo 2014 - Richez & Guilloteau
Un soir, par le plus grand des hasards, Manu débouche une bouteille de 59, et c’est LA révélation ! Commence alors une enquête qui l’amènera à sillonner la Bourgogne de long en large, à rencontrer les meilleurs vignerons afin de pouvoir mettre un nom sur ce flacon qui n’a jamais eu d’étiquette…

Une fois achevée la lecture de l’album de Manu Guillot, Hervé Richez et Boris Guilloteau, l’analogie avec Les Ignorants est inévitable, tout comme la comparaison. Mais là où Etienne Davodeau mettait en parallèle vin et bande dessinée et jouait sur le registre de l’authenticité, Un grand Bourgogne oublié prend le parti de l’investigation œno-viticole et d’un certain élitisme... tout bourguignon !

Si ces deux hommages à la viticulture hexagonale présentent de nombreux points communs, ils divergent cependant quant à la façon d’aborder le sujet : l’un se centre sur le terroir, tandis que l’autre met en avant le produit. Autre différence, le ton. Ni comédie, ni drame, parfois un peu des deux, le récit d’Hervé Richez peine à susciter de l'empathie pour les personnages. Cette ambivalence se retrouve dans le trait semi-réaliste de Boris Guilloteau qui, scénario oblige, se retrouve parfois aux limites de la caricature. Au final, le fil rouge de l’enquête ne fonctionne pas vraiment et les protagonistes apparaissent plus dans leur technicité et que dans leur humanité.

Les amoureux des Vosne-Romanée, Nuits-Saint-Georges et autres Gevrey-Chambertin comme les adeptes de l’excellence œnologique du pinot noir seront comblés, mais ceux qui préfèrent la convivialité du chenin pourraient rester sur leur soif.

Homo erro...

Universal War Two : 2. La terre promise

© Casterman 2014 - Bajram
Après avoir absorbé le soleil, les mystérieux triangles engloutissent Mars et toutes les colonies humaines. Mais ce qui passait de prime abord pour une arme se révèle plutôt être un vecteur spatio-temporel qui permet à une coalition extraterrestre d’attaquer également Canaan…

Universal War est une œuvre - à ce niveau-là, ce mot prend tout son sens - qui comprendra trois cycles de six albums. Entre UW1, qui décrivait la mise à feu et à sang du système solaire avec pour point d’orgue la destruction de la Terre, et le futur UW3, qui prendra la quatrième dimension comme terrain de jeu, UW2 explore les confins de la galaxie en mettant ce qui reste du genre humain aux prises avec des forces qui le dépassent. 

L’arrivée du Temps du désert avait rassuré sur la capacité de Denis Bajram à poursuivre sa saga intergalactique et sur l’exigence qu’il y mettait (huit mois à raison de quatre-vingt-dix heures par semaine). Après une ouverture pleine de promesses, la suite était attendue. Alors, satellisation ou mise en orbite basse pour ce nouveau cycle ? 

Avec La terre promise, la science-fiction pure et dure reprend ses droits et laisse libre cours à une démiurgie bajramnienne qui s’évertue, avec une facilité déconcertante, à effacer de l’espace toute trace de l’Homo sapiens. Mais au-delà du grand spectacle, ce space opera sait aussi se faire didactique lorsqu’il est question de voyage dans le temps. À ce titre, la démonstration sur la théorie de la cohérence linéaire du continuum espace-temps est l’une des plus claires à ce jour en bande dessinée ! Si Denis Bajram ne peut se départir de cette propension à tout expliquer, rationaliser et maîtriser, il cherche aussi à conférer à son univers une densité qui dépasse la simple accumulation technologique. Il en est ainsi de ces citations pseudo-bibliques qui introduisent chaque chapitre et dont le rôle va au-delà du décorum, puisqu’elles confèrent une valeur spirituelle à la civilisation canaanéenne. Avec UW2, Denis Bajram utilise le concept de voyage dans le temps et la réalité de la guerre pour disserter de manière détournée sur la finitude de l’espèce humaine et ses paradoxes. Cette approche donne alors une réelle épaisseur à son récit. Ceci étant, l’avenir des descendants de Kalish n’apparaît pas des plus radieux sous le stylet de la palette graphique du dessinateur bajocasse. Sur ce point, sa maîtrise de Photoshop trouve ici ses limites et, si la précision comme la froideur du numérique font écho à la technologie du prochain siècle, elles ne parviennent cependant pas à rendre - avec toute la justesse attendue - les émotions qui animent Théa. 

Dans ce huitième volet d’Universal War, l’Humanité se voit enfin confrontée à la puissance d’ennemis dont elle ne soupçonnait même pas l'existence et ne peut subsister que dans quelques rares vaisseaux miraculeusement rescapés. Désormais, la route des étoiles lui est ouverte : l’exode de l’Homo erro peut commencer.

mardi 23 septembre 2014

Staline, grand saigneur de la Sainte Russie

Koba
 
© Delcourt 2014 - Dufaux & Penet
Le train file vers une ville sibérienne qui n’existe plus. À son bord, Iossif Vissarionovitch Djougachvili. En maître incontesté de l’URSS, il revient en cette terre d’exil, à la poursuite de son passé… 

Koba est un one-shot pour le moins atypique dans lequel, joliment servi par le graphisme de Régis Penet, Jean Dufaux évoque l’ère stalinienne. Pour ce faire, le scénariste belge refuse la facilité et s’offre un récit à la mesure de son imagination, à la démesure de son personnage principal. Pour l'occasion, il utilise les services d’êtres fantomatiques qui trouvent dans le sang de leurs victimes le pouvoir d’être éternels, comme Staline qui, pour perdurer au sommet de l’appareil d’État, laissa un pays exsangue après la Grande purge. Progressivement, les différents flashbacks mettent en lumière la situation présente et en perspective les liens qui unissent les anciens détenus du camp de Novaya Uda. Si les amours saphiques et initiatiques de Katia permettent à Jean Dufaux de distiller la dose de licencieux qui lui est nécessaire, le rôle attribué à la défunte Macha s’avère nettement plus intéressant. Égérie supposée de Staline, tuée par ses soins pour non-service rendu à sa personne, elle passe du statut de victime expiatoire à celui de bourreau, et son fantôme devient alors la matérialisation métaphorique des ambitions de son ancien amant. Ainsi, celui qui, dans un tableau, voulait immortaliser pour la postérité son ascension au milieu de ses pairs, voit ceux-ci disparaître jusqu’au dernier, à l’instar de Nikolaï Iejov que la propagande effaça de la mémoire de la Révolution au lendemain de sa disgrâce. Pour rendre compte du coté fantastique de l’histoire, le dessin de Régis Penet fait encore merveille par son esthétisme des corps comme des couleurs. À regretter cependant quelques difficultés dans la représentation du Petit père des peuples telle que l’iconographie soviétique l’a léguée à l’Histoire. 

Capitalisant sur le trait de Régis Penet, Koba reste avant tout un exercice de style dont la dimension allégorique, s'avère parfois discutable, notamment au regard de la dernière planche.

lundi 15 septembre 2014

À Tours de Bulles 2014



Encore une bonne année pour les bulles

Un large public
Le soleil était de la partie et les organisateurs s’étaient coupés en quatre pour faire en sorte que cette dixième édition soit une fête…. Et cela en fût une !

Une jolie brochette d’auteurs, la convivialité et la proximité comme vertus cardinales, À Tours de bulles est de ces festivals qui permettent à un large public, de petits comme de grands, de venir côtoyer leur auteurs préférés.

Étant par ailleurs retenu par quelques contraintes organisationnelles, cette année les dédicaces furent peu nombreuses, mais permirent des échanges des plus agréables. 

Visite commentée par les auteurs
Honneur à Alexandre Clérisse et Thierry Smolderen, lauréats de la Tour d’Ivoire 2013 pour Souvenirs de l’empire de l’atome qui offrirent une visite commentée de l’exposition éponymes des plus instructives tant par l’érudition du propos de Smolderen que par l’accessibilité de Clérisse. La séance de dédicaces fut l’occasion d’en savoir un peu plus sur une deuxième collaboration qui, dans l’esprit de L’empire se déroulera dans les 60’s.

Seconde rencontre avec Philippe Squarzoni. Après le volumineux Saison brune, il a éprouvé le besoin de s’offrir une pause récréative avec Mongo est un troll. Mal lui en a pris car ce qui se devait être une agréable promenade se transforma, d’après ses dires, en chemin de croix ! Cerise sur le gâteau : pour sa première dédicace de l’album, il découvre que les bains de couleurs d’un cahier entier n’étaient pas bons…! Prochain projet : une adaptation prévue sur plusieurs volets de Baltimore, chronique dans les services de police de Baltimore dans les 80’s… écrite parde David Simon.

Rodrigue et Widenlocher  à la radio : Attention danger !
Troisième rencontre avec Paul Salomone pour L’homme qui n’aimait pas les armes qui après plus d’une quarantaine de dédicaces dans l’après midi, a trouvé la gentillesse d’en faire une quarante-et-un ième : la mienne. Le quatrième volet est en route et de nombreux projets semblent vouloir remplir les trimestres à venir…

Enfin, Patrick Mallet, Tour d’Ivoire 2005 qui, après Cornélius Shiel, poursuit dans l’écriture avec le scénarion d'une série en six volets sur une dynastie de bourreaux au cours des XVII et XVIIIe siècle…

Festival familial dans le cadre historique de la place de Châteauneuf, À Tours de bulles mérite le détour. Notez dès à présent la date pour 2015 dans vos agendas, car l’année prochaine l’invité d’honneur sera Jean Dytar pour La vision de Bacchus.




Le blog et le site du Festival

samedi 6 septembre 2014

Remise en cause de trop d'effets...


Deep : 3. Le nœud de Möbius
 
© Soleil Productions 2014 - Betbeder & Pietrobon
La lutte engagée contre le nano-virus ne laisse aucun répit à une humanité aux abois. Si aucune solution n’est trouvée dans les plus brefs délais, l’épidémie mondiale fera disparaître toute trace de vie, à moins que le salut ne vienne d’ailleurs !

Ce dernier volet, d’un triptyque initié comme un thriller écologique, glisse résolument dans le registre de la science-fiction sans arriver, toutefois, à faire preuve des qualités qui existaient chez ses deux prédécesseurs. À donner dans la surenchère, le risque de décevoir est grand ! En l’occurrence, la remise en cause du principe de causalité et l’allégorie sur fond de boucle (et non de nœud) de Möbius, fait long feu ! La dichotomie entre la teneur du propos et ce qu’il est censé décrire est trop grande pour que l’histoire soit plausible, cela d’autant plus que le traitement très elliptique des dernières planches plombe irrémédiablement la vraisemblance scientifique d’un récit par ailleurs très technologique. Ce constat final, en demi-teinte, ne doit cependant pas faire oublier les deux précédents opus, ainsi que le graphisme de Federico Pietrobon et la mise en couleur de Marta Martinez qui correspondent parfaitement à ce type d’albums. 

Deep est comme ces superproductions cinématographiques qui, pour peu que l’on oublie d’être cartésien, constituent un bon divertissement.

À ne pas oublier !


 
© Bamboo 2014 - Marie & Bonneau
Aussi loin qu’il se souvienne, il revient toujours sur ce bateau. Au-delà ? Rien… ou presque ! Des lambeaux de souvenirs d’une mémoire qui se désagrège. Demain, il ne restera rien de son passé et... de Lilie. Sans sa présence, il n’a aucune raison de rester ici… 

Alzheimer… le mot résonne comme une mort avant l’heure. Celle où le malade s’oublie doucement et disparaît au regard des siens en devenant un étranger. Et ce ne sont pas de brefs moments de lucidité, illusoires instants de discernement dans un océan d’ailleurs, qui changeront l’inéluctable cours des choses. 

Ceux qui me restent est une histoire des plus banales, mais merveilleusement racontée. Celle d’un père qui a été celui qu’il a pu, à défaut d'être celui qu’il aurait dû ; celle d’une fille qui a refusé pendant des années d’aller au-delà de ses certitudes. Deux êtres qui se cherchaient sans vraiment savoir comment se retrouver. 

Damien Marie livre un scénario en huis clos, entre un homme et sa souvenance, entre une fille et son père. Un récit tout en retenue, mais d’une force incroyable qui frappe par sa justesse. Les dialogues sont précis, les silences éloquents. Les temporalités se mêlent et s’entremêlent au gré de la conscience du personnage central. Le lecteur se meut en spectateur d’une errance intérieure, en témoin d’une quête existentielle. L’un recherche son enfant dans les méandres d’une mémoire délétère, l’autre retrouve son père chez cet inconnu. Passé, présent, passé omniprésent, présent trop vite passé. Les plans s’enchaînent, mais le temps s’écoule imperturbable, ignorant la confusion des sentiments et les douleurs muettes. En écho, le dessin de Laurent Bonneau est tout simplement superbe d’intensité et de sobriété. Le jeu du fusain et des aplats monochromes ou bien la netteté des encrages chargent émotionnellement chaque planche et donnent matière à un oubli qui, ici, devient palpable. 

Il est délicat de parler de la maladie et de la mort, surtout lorsqu’il est également question d’amour, mais Damien Marie et Laurent Bonneau le font avec une sensibilité rare. Un album à ne pas oublier !