jeudi 27 février 2014

Jeu pour un tueur

Ken Games : 4. Louviers
 
© Dargaud 2014 - Robledo & Toledano,
Bruno Louviers, l’assassin de Rois, doit abattre un dirigeant politique devenu inutile pour ses commanditaires. Sur place, le manichéisme du tueur est mis à rude épreuve par une situation qui l’interpelle autant qu’elle lui échappe. Il est des circonstances où les questions existentielles ne facilitent pas votre survie, surtout lorsqu’elle est tributaire de votre aptitude à agir vite et sans état d’âme ! 

Louviers, prequel de la série Ken Games, de José Manuel Robledo et Martial Toledano, revient quelques années en arrière, quand Anne, alias Ciseaux, et Bruno essayaient de construire quelque chose ! 

Si une certaine candeur du dessin pointait sur Pierre, voire encore sur Ciseaux, il n’est plus question de cela sur ce one-shot. Le trait de Martial Toledano sait préserver sa filiation avec les albums précédents, tout en faisant preuve d’une maturité en osmose avec le scénario. Le jeu des couleurs, les cadrages comme le graphisme sont à l’unisson d’une introspection qui ne s’épargne pas les non-dits et plonge – sans concession - dans ce qu’une guerre civile a de pire. Au-delà d’un dessin qui n’a plus vraiment rien à prouver si ce n’est - peut-être - à tendre vers plus de réalisme, le propos de José Manuel Robledo est d’une densité et d’une profondeur qui surprennent sur ce type d’album. Parfois confus dans l’ordonnancement des flashbacks, il rend cependant parfaitement compte des questionnements de son héros, tout en donnant une vision peu flatteuse des dérives de ceux qui gouvernent dans l’ombre ou se veulent les témoins intransigeants de la réalité des événements. 

Précurseur d’un triptyque qui avait été salué lors de sa sortie, ce nouveau volet de Ken Games montre que le duo ibérique a mis à profit les mois écoulés pour peaufiner sa technique et son sens du récit. Dès lors, une suite aux aventures de Pierre, Thierry-Jean et Anne n’aurait-elle pas un sens ?

L'enfer est vert !


En ce début du XIXe siècle, nombre de terres encore vierges enflamment les imaginations. Mais derrière un doigt négligemment pointé sur une carte peut se dissimuler une vérité qui n’a rien d’onirique. Pour être revenu du cœur des ténèbres, Charles Marlow le sait mieux que quiconque… 

© Soleil Productions 2014 - Miquel & Godart
Conservant la structure originelle du roman, le scénario passe rapidement des bords de la Tamise au continent noir après un court passage, digne de Lewis Carroll, par la Société. Mêlant voix off et dialogues au risque de perturber la compréhension du propos, ce qui pourrait apparaître comme une expédition en ses contrées méconnues se révèle être une odyssée dans les tréfonds de l’âme humaine. Alors qu’il pénètre au plus profond du pays, Marlow voit ses références avalées par la végétation qui l’entoure. Sa sociabilité se fond aux frondaisons de la canopée, ses convictions se désagrègent sur les berges boueuses du fleuve et ses certitudes s’évaporent dans la moiteur ambiante. Plus il avance au sein de la forêt primaire, plus il remonte le fil du temps avec nul horizon à regarder. 

Au cœur des ténèbres est un ouvrage complexe et pluriel. Récit d’aventures, il comporte cependant une large part autobiographique, voire introspective, et évoque sans détour l’exploitation outrancière du Congo. Mais au-delà de cet aspect critique, l’œuvre se fait analytique et interroge sur le rapport à la réalité. Qu’est-ce qui est vrai, qui semble l’être ou qui ne l’est pas ? Comment la perte des repères usuels fait-elle sombrer dans la folie des démons premiers et succomber à la barbarie ? Nul n’est à l’abri de cette démence pas même Kurtz, personnage fascinant d’ambigüité, démiurge tribal et idole déchue de l’impérialisme occidental. 

Le one-shot de Stéphane Miquel et de Loïc Godart se veut la libre adaptation de la nouvelle éponyme. S’il reste fidèle à l’écrit original, tant dans l’esprit que sur la forme, qu’apporte-t-il de plus ? La réponse est à chercher… et à trouver au travers du parti-pris des découpages ou des séquences, des angles de vue, du choix des mots, de la confrontation de la grisaille septentrionale et de l’ocre des glaises d’Afrique, ou bien dans un trait qui déforme les physionomies pour les mettre à l'unisson des âmes. Cette interprétation donne alors – toute proportion gardée – une nouvelle dimension aux écrits du romancier anglais comme le fit l’emblématique Apocalypse Now de Francis Ford Coppola ! 

Les grandes œuvres sont souvent redoutables à adapter ou à interpréter, et peuvent se révéler un piège inextricable. Stéphane Miquel et Loïc Godart ont visiblement su les éviter et offrent un album réaliste, dénué de tout romantisme, que Joseph Conrad aurait certainement apprécié !

lundi 17 février 2014

La lumière apportée aux hommes...

Prométhée : 9. Dans les ténèbres (1/2)

© Soleil Productions 2014 - Bec & Raffaele
Si la mise en place fut longue, la faute - si cela en est une – à un scénario plus que dense et à une succession de dessinateurs (Bec, Alessandro Bocci, Ruizgé, Thierry Démarez, …), Prométhée est désormais l’une des séries les plus élaborées du 9ème Art. 

Au fil des albums Christophe Bec construit patiemment son récit. De prime abord très classique dans le choix de son sujet, son script offre une variation autour du thème de la fin du monde aux développements multiples qui, au travers des flashbacks mythologiques, renvoie au mythe fondateur de l’Humanité. En mêlant – avec une science consommée du suspens - théorie du complot, épopée grecque et digressions spatio-temporelles sur les ponts Einstein-Rosen, il crée une saga d’une densité rarement atteinte. Toutefois, la multiplicité des univers comme celle des situations où des personnages ne facilitent pas la compréhension globale d’une histoire aux allures de puzzle. Pourtant, à condition d’y consacrer un minimum d’attention et de ne pas hésiter à relire les épisodes précédents, la lecture en reste facilement accessible, même si elle s’apparente, à bien des égards, à un jeu de piste dans le nébuleux labyrinthe des multivers. 

Prélude de l’emballement final qui devrait connaître sa conclusion dans trois tomes, ce premier volet de Dans les ténèbres illustre la logique narrative de Christophe Bec : au-delà de son intérêt propre, chaque parution livre sa part d’interrogations ou de révélations et concoure à donner graduellement son sens à cette fable métaphysique. Porté par des planches à la structuration compacte et un réalisme quasi photographique, le graphisme de Stefano Raffaele prend une matérialité qui transporte le lecteur aux frontières du réel. 

Prométhée se veut un projet ambitieux qui, grâce à l’aisance de ses auteurs dans la gestion de ses temps forts comme de ses phases de transition, sait tenir son auditoire en haleine. À espérer cependant que la révélation finale sera au rendez-vous et non pas, à l’instar d’une certaine vérité,… ailleurs !

Sexy Lady

Lady Elza : 2. La vente Coco Brown
 
Elza chérie, 

© Glénat 2014 - Dufaux & Wurm
Je connais ton aversion pour les conventions et l’establishment, mais il est des limites qu’une lady ne peut se permettre de franchir. 

À en croire ma dernière lecture, tu aurais été mêlée à l’affaire Coco Brown. Comment une femme de ta condition peut-elle avoir un quelconque rapport avec Clive Goodman et ses révélations calomnieuses sur la Couronne ? Ma chère amie, quel besoin as-tu de te mettre dans des positions qu’une dame - digne de ce nom - se doit d’éviter ? Passe encore que tu rendes fou ce pauvre Amadeus Dexter, mais lorsque j’apprends que tu as été vue à la sortie du Ciné Maxx, je ne sais que penser ! 

Il en est de même pour celui qui relate – de jolie manière, j’en conviens - tes faits et gestes, un certain Jean Dufaux, je crois ! Lui est-il nécessaire, pour pimenter son récit, de te fourvoyer dans des situations aussi scabreuses que dangereuses ? Dois-je te rappeler que ta réputation, voire ta vertu, pourraient en pâtir ? Ceci étant, j’admets volontiers que ta vie à Londres semble être des plus trépidantes. Concernant notre vénérable capitale, il est à remarquer l’excellent travail de Monsieur Wurm qui, avec sa délicate ligne claire, sait donner à notre moderne cité un petit air qui, curieusement, me remémore les histoires que me racontait Père. Je note également que ce monsieur sait fort adroitement souligner tes avantages, bien que je puisse déplorer certaines tenues dans lesquelles seul un mari devrait pourvoir te surprendre – encore faudrait-il que tu en trouves un ! 

Elza, quoi qu’il m’en coûte de l’admettre, je t’envie, et c’est avec un réel plaisir et une grande attention que je lirai tes prochaines aventures. 

Ton amie sincère, Tuba Longfree 

PS : Je trouve Hugo délicieux et un cadeau de sa Très Gracieuse Majesté vaut bien une paire de ballerines, même de chez Repetto !

mercredi 12 février 2014

Braquage normand

Secrets : 2. Cavale

© Dupuis 2014 - Giroud & Magda
Apprendre sur le tard que votre mère n’a pas toujours tenu sa blanchisserie, est une chose. Découvrir qu’à peine sortie de l’adolescence, elle a tout abandonné pour suivre un truand catalan de haut vol et écumer les banques ibériques, en est une autre. Telle est la découverte de Nadia… 

Dans ce second opus de Cavale, Frank Giroud et Florent Germaine déroulent le concept de Secrets et offrent aux lecteurs quelques clefs permettant de comprendre les non-dits qui pesaient sur la famille Gréville. 

Ce volet intermédiaire du triptyque continue de jongler avec plusieurs histoires. D’une part, le passé de Marilyn qui resurgit après des années à tenter d’oublier, et de l’autre, les questions existentielles d’une adolescente, un rien rebelle. Si l’idée première est intéressante, le traitement proposé s’avère monotone et manque singulièrement de relief. Pourtant, il faut convenir d’une certaine volonté de s’impliquer dans les méandres psychologiques qu’entraînent de telles révélations sur l’existence de ceux qui en sont l’objet. Cependant, les dialogues comme les situations n’arrivent pas à crédibiliser un récit relativement convenu au final. Sur ce constat, Magda développe un dessin des plus classiques, sans réels défauts, mais qui n’arrive pas – à l’instar du scénario – à vraiment rentrer dans le registre de l’émotion. 

Restant entre deux eaux, ni vraiment polar et ni drame familial ou huis-clos psychologique, Cavale tarde à marquer sa singularité. Dommage, car il y avait matière sur une trilogie !

lundi 10 février 2014

Vibrantes confessions

Confessions d'un canard sex-toy : 2. Libido(s)

© Ankama Éditions 2014 - Chantilly &Poitevin
La vie de Sigmund s’écoulerait paisiblement à remonter le moral d’Elise, si sa mutine rouquine de propriétaire ne préférait ses services à ceux de son boy-friend du moment : un gars allergique au canard !

Voici revenu le duo Poitevin-Roux pour un deuxième opus des vibrantes confessions de leur palmipède fétiche. Que ce soit dit, Libido(s) ne possède ni la fraîcheur, ni la spontanéité de Préliminaires ; l’effet de surprise est passé ! Peu de strips prêtent à sourire, encore moins à rire ; certains seraient même à la limite de la facilité. À l’évidence, les auteurs peinent à perpétuer le charme et à renouveler leur propos. 


Quoi qu’il, en soit il est toujours possible de fantasmer sur les créations de Maureen Raffin ou d’apprécier la plastique de Milly Chantilly et de se dire – accessoirement - que son niais de mec doit beaucoup à Zep.

samedi 8 février 2014

À vous, je peux le dire... (air connu)

Le chevalier d'Eon : 1. Lia

© Ankama Éditions 2014 - Maupré
Aventurier fantasque, diplomate occulte ou espion androgyne ? Homme ou femme ? La personnalité du chevalier d’Eon est des plus singulières et suscite encore - trois siècles après - nombre d’interrogations. À commencer par ses premiers prénoms : Charles et Geneviève. Un premier... masculin, le second à la consonance des plus féminines ! 

Les spéculations dont il est l’objet sont probablement dues au fait que cet homme - car il en fut biologiquement un - vécu près de cinquante ans comme tel pour, finalement, épouser la condition féminine durant trente-trois ans ! Qui peut pousser un capitaine des Dragons à accepter une telle situation ? Est-il des secrets si lourds qu’ils doivent être cachés sous quelques jupons? Plus pragmatiquement, il semblerait que l’aristocrate se soit laissé enfermer dans ses propres extravagances, aidé en cela par un passé au Secret du Roi. 

Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté d’Éon intrigue, même en bande dessinée. En effet, Lia d’Agnès Maupré fait suite – sans souci d’exhaustivité - au Chevalier d’Éon de Yumeji Kiriko et Tou Ubukata voire, dans une moindre mesure, à La Rose de Versailles de Riyoko Ikeda. 

Après le très réussi Milady de Winter, Le Chevalier d’Éon était attendu. L’ex-élève des Beaux-Arts de Paris livre ici une partition au trait fin et léger qui sait s’accompagner d’un encrage aux couleurs acidulées des plus enjouées. Les planches prennent des airs de paquet de bonbons qui se dévorent avec gourmandise. Mais ne s’en tenir qu’à l’aspect graphique de l'album serait réducteur et oublierait un scénario qui s’immisce plaisamment dans les coulisses de la diplomatie personnelle de Louis XV. Le récit est enlevé, presque insouciant, malgré la gravité des situations et s’avère fort documenté puisque la jeune scénariste s’en est allée jusqu’en terre de Tonnerre pour parfaire ses connaissances sur ce digne représentant de la noblesse de robe locale.

Jouant subtilement de l’ambivalence du personnage, sans en faire pour autant le sujet premier de son diptyque, Agnès Maupré donne la démonstration romancée que, sans contrefaçon, Éon était un garçon !

lundi 3 février 2014

À malin, malin et demi !

L'héritage du Diable : 3. Rex Mundi
 
© Bamboo 2014 - Félix & Gastine
Après avoir échappé à leurs mystérieux ravisseurs au-dessus du Mont-Saint-Michel, Constant et Diane volent maintenant vers l’Écosse. Précédés par la belle et vénéneuse Emma Calvé et ses sbires du Reich, ils ne pourront que la suivre à travers son obsession de devenir la légataire du Malin… 

Attendu depuis juin 2011, le troisième et avant-dernier volet de L’héritage du Diable livre progressivement ses secrets… mais l’attente en valait-elle la peine ? À l’évidence oui, et pour au moins deux raisons. 

En premier lieu, la qualité du graphisme de Paul Gastine. Déjà souligné dans les opus précédents, son travail demeure d’excellente facture avec une évolution qui lui fait gagner en gravité ce qu’il perd en candeur. Le dessin est désormais plus sombre, le trait plus dense, moins lisse. Le changement amorcé dans Le secret du Mont-Saint-Michel se confirme et confère à cette série une maturité qui lui sied, notamment au niveau de la gent féminine, dont le côté glamour et hollywoodien est toujours élégamment mis en valeur. Cependant, il serait réducteur de limiter le talent du jeune dessinateur au galbe d’une hanche ou aux courbes d’une silhouette, tellement ses décors sont - eux aussi - travaillés. 

En second lieu, l’intrigue que concocte Jérôme Félix. Certes, il pourrait lui être reproché d’utiliser – peut-être trop - toutes les ficelles et références du genre, toutefois, l’ensemble reste équilibré et se complexifie à bon escient en évitant la surenchère inutile. Pourquoi renâcler sur un scénario qui, à l’instar de ces superproductions parfaitement dosées et orchestrées, permet, le temps de quelques planches, de se laisser submerger et emporter par un récit mené tambour battant ? 

Sachant jouer de ses effets tout en évoluant graphiquement, L’héritage du Diable se bonifie au fil des albums… Qui oserait s’en plaindre ?

Les manigances de Manie Ganza

Azimut : 2. Que la belle meure

© Vents D'ouest 2014 - Lupano & Andréae
Après Irénée le Magnanime, victime de l’Arracheur de Temps, la belle Manie Ganza, piquée par un Taon Funeste, subit à son tour les affres des secondes qui s’écoulent. Azimut est de retour, mais Que la belle meure annonce des heures sombres.

Wilfrid Lupano et Jean-Baptiste Andreae avaient marqué les esprits avec Les aventuriers du temps perdu en imaginant un monde de rêves hors de toute temporalité. Salué à grand renfort de prix, notamment au festival Imaginales d'Epinal de 2013 ou dans le cadre des BDGest'Arts 2012 (meilleure couverture), le duo a suscité une attente qu’il aurait été mal venu de ne pas satisfaire au plus vite. C’est désormais chose faite… et de jolie manière. 

Il est toujours délicat pour des auteurs de répondre aux désidératas d’un lectorat aussi prompt à brûler aujourd’hui ce qu’il plébiscitait hier. Poursuivant dans la même veine, mais en sachant renouveler le fil, les pères créateurs des chronoptères poursuivent leur exploration des méandres des jours à venir. À la douce inconscience du premier volet succèdent les dangers à vouloir suspendre le cours des ans. Des boussoles rendues folles par un Nord devenu amoureux au palais gris et douloureux du baron Chagrin, en passant par les ondulations d’une plantureuse naïade des mers de sable, Wilfrid Lupano fait preuve d’une imagination débordante, où poésie rime avec fantaisie. Accompagnant cette agréable folie, Jean-Baptiste Andreae apporte sa touche personnelle à cette fable onirique. Par un trait tout en douceur soulignant avec doigté aussi bien les formes que les émotions, mais grâce aussi à une mise en couleur variant judicieusement au gré des instants et des lieux, il confère à ses planches une densité qui fait de chacune d’elles un petit bijou. 

Il faudrait être ingrat pour ne pas trouver que des qualités à ce nouvel opus des aventures de l’univers abracadabrantesque d’Azimut. À l’évidence la suite se fait déjà attendre !