mardi 25 juin 2019

J'ADORE CE PASSAGE

© Gallimard 2019 : Walden
Elisabeth. Rae. Tant de choses les rapprochent… sauf une ! Là est toute leur différence. 
 
Tillie Walden fait figure d’enfant prodige de la BD puisqu’après avoir été double récipiendaire des Ignatz Awards en 2016 (« Outstanding Artist » pour The End of Summer et « Promising New Talent » pour I Love this Part), elle reçoit en 2018, à 22 ans, l’Eisner dans la catégorie « Best Reality-Based Work » pour Spinning !Aujourd’hui, voici qu’elle traverse à nouveau l’Atlantique avec la version française de son second album J’adore ce passage, édité en 2015 chez Avery Hill Publishing. 
 
La surprise passée de ne trouver qu’une case par page, les 72 planches se lisent sans effort… un peu trop même ! Compilés dans une temporalité indéterminée, ces arrêts sur image colorés de noir et de mauve ne constituent finalement que la partie émergée d’un iceberg : celui des sentiments d’une Elisabeth visiblement autobiographique. Car, au-delà de la spontanéité désarmante du graphisme de la jeune Texane (alors âgée de 19 ans), se cache une propension à faire émerger les émotions de l’adolescence avec simplicité et sincérité. Alors, effectivement, il ne se passe pas grand-chose dans cet album, mais l’important semble devoir être ailleurs… dans les silences qui séparent chaque dessin. 
 
Œuvre de jeunesse et de premières expériences, J’adore ce passage fait cependant preuve d’une certaine maîtrise de la narration confirmant la précocité de Tillie Walden. Reste à savoir si cette dernière saura sortir de ce qui semble être sa zone de confort pour explorer d’autres registres.

LA BELLE SAISON

© Delcourt 2019 : Alfred
La belle saison est une suite d’impressions diverses et variées couchées sur le papier au gré du temps, des voyages, des erreurs… 

Au fil d’une humeur vagabonde qui, de proche en proche, passe du jardin au cinéma italien, Alfred se livre à une rêverie dessinée. 

Créé dans le cadre de performances culturelles organisées par la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, ce recueil, car il est ici difficile de parler d’album, se feuillette et se découvre, plus qu’il ne se lit ! Allégorique, tourmentée, colorée, noire, foisonnante, épurée, surréaliste, naïve…. les adjectifs sont légions pour dépeindre cette succession d’illustrations où la diversité des styles fait écho aux états d’âmes et aux questions d’un homme qui s’interroge notamment sur son rapport au dessin… 

Petite partie d’un ensemble de prestations délivrées jusqu’au 24 juin à Angoulême, La belle saison est un instantané sur lequel il serait dommage de ne pas s’arrêter.

BOOTBLACK

Tome 1
 
© Dargaud 2019 : Mikaël
1945, des berges de L’East river au front allemand, il y a un océan. Toutefois, est-ce assez pour fuir la haine de Maggie ? 

Après avoir tutoyé la skyline naissante de Manhattan, Mikaël arpente désormais les trottoirs de New-York avec les bootblacks qui, pour 10 cents, lustrent les chaussures des col-blancs de Wall Street. 

Toujours attaché à ceux qui firent l’Amérique au quotidien et à l’urbanité new-yorkaise, le dessinateur franco-canadien raconte, dans ce nouveau diptyque, la vie d’Al Chrysler, fils de migrants germaniques, qui rêve d’emmener miss Beauford à Coney Island et, pourquoi pas, au-delà. Cependant, la roue de la fortune est capricieuse et l’argent ne tombe pas du ciel, surtout pour ceux qui dorment à la belle étoile. Sur un gris-vert quand il est question d’Europe et des teintes brunes lorsqu’il s’agit de décrire la mégapole de la côte Est, Bootblack dépeint avec lucidité, mais sans montrer ce que la misère peut produire de pire, cette frange de l’Amérique laborieuse qui à défaut de s’enrichir, s’essaye à se reconstruire une identité, un avenir. Facétie de l’Histoire, ignorés par l’Oncle Sam, nombre de ces fils d’émigrés porteront les couleurs de la bannière étoilée pour revenir libérer du nazisme le continent de leurs pères. 

Ce premier volet reste dans la lignée de Giant et donne ainsi aux derniers albums de Mikaël des airs de fresque sociale, à l’image - toute proportion gardée - des naturalistes du XIXe.

APRES L'ENFER

1. Le jardin d'Alice

© Bamboo Édition 2019 : Marie & Meddour
Broyés par quatre années de conflit, Zeke, Hickory et Hunk s’en retournent dans une Caroline mise à sang par les forces de l’Union. Inopinément, leur route croise celle de Dorothy et Alice… 

Damien Marie avait séduit sur Ceux qui me restent par sa sobriété et sa retenue. Avec Après l’enfer, tout est différent, mais les qualités d’hier demeurent. Sans faux-semblant, ni concession pour les exactions commises, la guerre n’en devient que plus horrible lorsqu’elle s’exprime par le mutisme de ses victimes ou des regards tournés vers des mondes imaginaires. En très peu de planches le décor est planté, les protagonistes dépeints… leur errance à travers un Sud humilié peut commencer, jalonnée de la suffisance des vainqueurs comme de la rancœur des vaincus. 

Le dessin de Fabrice Meddour accompagne ce road-movie sudiste avec émotion par un toucher et des teintes éteintes qui savent donner l’intensité voulue à chaque séquence. Ceux qui furent de passage à Perros-Guirec en avril ont eu l’occasion d’admirer ses planches aquarellées, rehaussées à l’encre ou au pastel sec, riches d’évocation au travers d’une gamme chromatique volontairement restreinte. 

Loin des clichés d’un Sud idyllique ou d’un Nord humaniste, Après l’enfer s’enfonce désormais dans la moiteur du bayou à la recherche de ses âmes damnées.

dimanche 9 juin 2019

LES VOYAGES D'ULYSSE

Les voyages de Jules
 
© Daniel Maghen 2019:  Lepage, Follet & Michel
Florilège de classiques de la littérature marine abondamment illustrés par Emmanuel Lepage et René Follet, Les voyages de Jules clôt un périple au long cours initié en 2005.

Imaginés par Sophie Michel, les écrits de vie de Jules prennent dans leurs lignes quelques mots d’Anna, une ou deux lettres d’Ammôn Kasacz et tant de dessins et de croquis qui ancrent les souvenirs ou les maintiennent à flot afin qu’ils ne sombrent pas dans un abyssal oubli. Mélancolie d’une enfance révolue, nostalgie de ces rencontres qui font un homme, amertume de celles qui les défont, Les voyages de Jules sont multiples comme celles et ceux qui en furent la cause ou la raison.

Huile, gouache, aquarelle, encre, acrylique, craie grasse… cet album superbement dessiné à quatre mains est un feu d’artifice de techniques qui - par leur hétérogénéité comme leur complémentarité – confèrent à cette biographie épistolaire des faux airs de carnet de voyages. Telle une sirène, il entraîne le lecteur imprudent loin du bord… la vie des autres sert parfois à rêver la sienne !

Au fil d’une époque où les sentiments prenaient le temps de s’écrire à défaut de s’avouer, Les voyages de Jules embarque pour des rivages oubliés… sauf à (re)plonger dans les livres de Stevenson, Verne ou Hemingway.

CRUSADERS

1. La Colonne de fer
 
© Productions  :Bec & Carvalho
Depuis dix générations, l’Homme a essaimé dans tout le système solaire. Mais un jour, Titan capte un mystérieux message venu des confins de l’Univers qui convie l’Humanité à un bien étrange rendez-vous. Pour la lune minière de Saturne qui rêve de s’émanciper de l’attraction terrestre, il y a là une occasion à saisir… 

Dans l’activité foisonnante de Christophe Bec, Crusaders fait figure de petit nouveau. Reprenant une idée développée, notamment, par Carl Sagan puis mise en image par Robert Zemeckis dans Contact en 1997, la colonne de fer en offre une variation composite. 

Aujourd’hui, un premier volume se doit de séduire immédiatement. À l’évidence, Christophe Bec se donne les moyens de ses ambitions quitte à risquer de saturer son lectorat avec le caractère aléatoire d’un pont d’Einstein-Rosen et les considérations relativistes qui lui sont attachées. Adepte des récits chorals et des soubresauts temporels, le créateur d’Olympus Mons tutoie ici les limites du genre, plus serait trop ! Toutefois, il convient de reconnaître que le décor est planté de manière solide et il ne reste plus à Leno Carvalho qu’à fixer le fil de l’intrique dans le vide sidéral. Évitant de tomber dans la facilité de l’hyperréalisme technologique malgré le recours au numérique, le dessinateur brésilien sait lui aussi parvenir au juste équilibre graphique entre les huis clos sidéraux et les immensités interstellaires. Denses, mais lisibles nonobstant la profusion des dialogues qui requiert une attention soutenue, la majorité des planches permettent à l’imagination de leur démiurgique scénariste de trouver des espaces à mesure. 

Crusaders possède un potentiel évident pour peu que Christophe Bec sache résister aux paradoxes spatio-temporels qui voudraient en étirer le cours.

LE LOUP

© Casterman 2019 - Rochette
Le massif des Écrins, théâtre grandiose pour un face à face entre deux adversaires que tout sépare dans cette lutte millénaire dont ils sont les protagonistes obligés.

L’homme a conquis les sommets, mais l’hiver venu, il redescend dans la vallée, cédant temporairement la place à leurs anciens dignitaires... le temps que la neige tombe puis disparaisse.

La réintroduction du loup en France est un sujet délicat, voire partisan, qui rend la coexistence impossible entre ces deux saigneurs. Mais, dans Le loup, au-delà des considérations écologiques, il est une autre réflexion, plus existentielle et peut-être personnelle, sur le poids des traditions, la douleur et l’atavisme qui poussent à sublimer sa colère et son impuissance dans le combat, la mort. À la fois fiction et fable, ce one-shot est aussi l'occasion pour Jean-Marc Rochette d'exprimer une fois encore sa passion pour la montagne et de témoigner des leçons de vie qu’il est possible d’y puiser.

Simple dans son approche graphique, voire minimaliste, Le loup se révèle un album intense, puissant, riche de réflexions et d’émotions.

POUR L'AMOUR DE DIEU, MARIE !!

© Cambourakis 2019 : Sarson
Les saintes institutions ont appris à Marie à aimer son prochain. Alors, elle les aime tous et toutes… et pas seulement dans la dimension biblique du verbe.

Marie a reçu une éducation puritaine et pudibonde, mais l’adolescente n’en a pas assimilé toute la rigueur d’autant plus qu’elle puise dans l’amour qu’elle dispense sans compter une force pour avancer. Cependant, dans l’Angleterre des années soixante, le quotidien devient vite compliqué pour une mère célibataire qui vit en concubinage avec un boxeur travesti bisexuel à ses heures !

Pour l’Amour de Dieu, Marie ! est gentiment improbable et sert de caution pour un discours sur l’acceptation de la différence et la liberté d’étreindre qui vous plait. Soit, mais au-delà de l’intention à vouloir bien faire dispensée par Jade Sarson, ne conviendrait-il pas d’aller un peu plus loin ? Ne faudrait-il pas approfondir davantage la personnalité des principaux protagonistes en creusant le côté sombre des choses et en évitant les ellipses trop importantes qui donnent à penser que la vie est une succession de moments sympathiques et sans conséquence.

Visiblement influencé par certains codes graphiques du manga, cet album hésite entre l’étude de mœurs et le shōjo. Le résultat est entre deux eaux, même si graphiquement l’ensemble est plaisant et coloré.

LA PRINCESSE DE CLEVES

© Dargaud 2019 : Bouilhac & Catel
« Ce qui paraît n’est presque jamais la vérité » : forte de l’enseignement maternel, Mlle de Chartres est désormais avertie. Mais la cour d’Henri II est pleine de dangers pour une jeune oie blanche qui viendrait à confondre profondeur des sentiments et légèreté des sens.

La princesse de Clèves est considérée comme l'un des fleurons des belles lettres françaises, l’une des toutes premières œuvres classiques. Toutefois, pourquoi vouloir prendre le risque d’en faire une adaptation ? Bande dessinée et littérature n’utilisent pas les mêmes ressorts narratifs, peu s’en faut ! Dès lors, il devient difficile de respecter l’ouvrage originel sans l’expurger de certaines parties superfétatoires pour le 9e art. Si la psychologie des personnages et leurs questions existentielles (doit-on être fidèle à ses engagements ou à ses inclinations ?) sont conservées notamment aux cours de séquences de dialogues sur six cases sans bords, les aspects descriptifs trouvent dans le dessin une forme de résumé dont les autrices ont su jouer, tout comme de la mise en abîme de Mme de La Fayette et sa respectable connivence avec de La Rochefoucauld. 

Joliment revisité à quatre mains par Catel Muller et Claire Bouilhac, La princesse de Clèves est une histoire dans laquelle il est loisible de se (re)plonger ne serait-ce que pour en apprécier l’intemporelle subtilité.

SNOTGIRL

 1. Les Cheveux Verts n'en...

© Glénat 2019 : O'Malley & Hung
Lottie est l’une des égéries du Fashion Blogging et sa vie 2.0 est un pur bonheur… enfin, presque, puisque In real Life, c’est pas aussi cute, c’est même snot.

Le scénario de Snotgirl tient sur un timbre-poste et possède la profondeur existentielle d’un donut. Hormis des dialogues qui tendraient à prouver que le SMS est un méta-langage, il n’y a rien à sauver... sauf à pratiquer le second degré ! Et si certains veulent y voir une chronique acide sur la superficialité des influenceuses(eurs) et leur pouvoir sur le troupeau des followers, il n’a pas fallu attendre Bryan Lee O'Malley pour s’en apercevoir.

Seuls le dessin de Leslie Hung et la couleur de Mickey Quinn semblent retranscrire l’esthétique vacuité de ce microcosme qui permet aux nobodies de se croire somebodies.

Trop superficiel pour être percutant, ce premier volet de Snotgirl est… parfaitement dispensable.

LA MAISON DE LA PLAGE

© Marabulles 2019 : Vidal & Pinel
L'été 2018 est particulier pour Juju. Thomas s’est récemment tué en voiture et leur fille va naître début octobre. Ces vacances aux Trémières, annoncées comme les dernières, sont chargées de tristesse comme de souvenirs…

Le farniente dans le hamac, le soleil radieux, la plage et ses châteaux de sable, les ami(e)s retrouvé(e)s, ne penser à rien… surtout pas à lui ! 

Séverine Vidal tisse un joli petit récit en quatre époques avec pour fil d’Ariane un message laissé sur un mur qu’il ne faut pas recouvrir : une promesse est une promesse. Ainsi, sans le savoir, deux femmes aux destins similaires se croisent dans cette maison sans se rencontrer. C’est simple, presque banal, mais terriblement humain. Les gens heureux n’ont peut-être pas d’histoire, toutefois ils portent en eux leurs blessures.

Sur cette trame narrative, Victor L. Pinel appose son trait semi réaliste et joue avec les ombres de l’été. Son découpage est sobre et efficace et sa mise en couleurs sait rendre compte des tons et du temps passés.

La nostalgie de l’enfance, l’insouciance des étés entre cousins, la mort qui frappe, mais la vie qui continue malgré la difficulté à reprendre seule un chemin entamé à deux… Avec douceur et tendresse La maison de la plage aborde sans artifice les joies et les chagrins qui durent bien plus qu’un déjeuner de soleil.