jeudi 31 mars 2016

Sujet tabou !

LA DÉESSE

© Tabou 2016 - Even & Nephyla
À quelques jours de son examen de fin de formation, Nanna doute. La faute à une épreuve finale qui ne l’inspire pas : enluminer un texte équivoque sur une déesse païenne… 

Coup éditorial ou volonté d’explorer de nouveaux espaces ? En tous cas, voir Katia Even et Néphyla signer chez Tabou peut surprendre, car, habituellement, les deux femmes défrayent plutôt la rubrique jeunesse… quoique ! 

À n’en pas douter, La déesse penche plus vers un érotisme soft que vers le pornographique graveleux. Faut-il y voir une autocensure de la part des deux auteures ou une tendance de la gent féminine à intellectualiser la chose ? En fait la question n’a de sens que si elle peut être débattue avec les intéressées. Dans l’attente, recentrons le propos sur un album en tout point gentillet. 

Sans vouloir faire offense à Katia Even, son scénario relève du fantasme plus que de la perversion et les visions érotiques de son héroïne feraient à peine rougir les pensionnaires du couvent des oiseaux. Ceci étant, le parti pris de suggérer et, par un découpage judicieux, de prendre son temps dans ces séquences où les formes d’Anna sont mises en évidence, n’est pas des plus désagréables. Cette propension à vouloir inscrire les aventures de la brunette enlumineuse dans une toute relative bienséance se retrouve également au travers du graphisme de Néphyla. Toutefois, le trait de l’ancienne coloriste de François Amoretti sur Burlesque Girrrl souffle le chaud et le froid. Si la couleur est parfaitement maitrisée comme le sont nombre de planches, il leur manque parfois cette maturité qui siérait mieux à un récit dédié à un public averti, sans parler de ces agrandissements malencontreux qui enlèvent quelque volupté aux scènes les plus sensuelles. 

Première tentative timide au pays des tabous, La déesse donnera-t-elle envie à Katia Even et Néphyla d’aller plus loin ?

lundi 28 mars 2016

American wings

SUR LES AILES DU MONDES : AUDUBON

© Dargaud 2016 - Grolleau & Royer
Français d’origine, naturalisé américain, Jean-Jacques Audubon est certainement l’un de nos ressortissants les plus connus outre-Atlantique après Lafayette et Marcel Cerdan ! 

Peintre et ornithologue hors pair, un brin mythomane, il délaissa femme et enfants pour la poursuite d’un rêve qui tourna à l’obsession. Fabien Grolleau et Jérémy Royer en font leur héros dans Sur les ailes du monde.

Abandonnant l’autobiographie stricte, le scénario prend quelques libertés avec la réalité et préfère le registre de la fiction. Se basant sur ce que l’Histoire retient de ce coureur des bois, mais également sur ses écrits, les deux auteurs retracent les grandes étapes et certaines anecdotes symptomatiques de l’existence pour le moins aventureuse de celui qui, dès 1842, s’interrogeait déjà sur la raréfaction des espèces, mais qui n’hésitait pas à décimer les sujets de ses observations pour mieux les dessiner.

Graphiquement, l’album privilégie une approche visuelle aux teintes surannées afin de coller à l’époque et un trait en opposition à la précision du naturaliste. Toutefois, l’ensemble pèche par un manque de relief et de rythme, et demeure finalement très discret sur la véritable personnalité d’Audubon, ses motivations profondes, ses rapports à sa famille ou à ses amis.

Si Birds of America constitue un monument de l'iconographie ornithologique et l’œuvre de toute une vie, celle-ci se résume-t-elle seulement à 435 planches fussent-elle superbes ? Reste cependant une histoire hors du commun.

Un si beau cibopathe !

TONY CHU : 10. Bouffer froid

© Delcourt 2015 - Layman & Guillory
La vengeance est un plat qui se mange froid et le Vampire va déguster sévère ! 

Dixième opus des aventures du détectrice cibopathe. Une relation sur la durée est faite de haut et de bas, de bon et de moins bon, d’instant de transition et de moments de pure folie. Il en est ainsi de cette série qui sur la longueur s’en tire avec les félicitations du jury. 

Bouffer froid marque la fin d’un cycle et va permettre de se recentrer sur l’autre énigme de la série, laissée un peu en plan depuis quelques albums. Tony a perdu de son mordant initial mais a gagné en profondeur (si, si). Layman c’est ainsi assagi ! Moins délirant qu’à l’habitude, il m’en perd pas pour autant son humour et sait cependant rester (sur le fond) égal à lui-même. Constat similaire pour Guillory qui maitrise parfaitement les codes de son art et la cuisson des œufs durs. 

Alors l’exubérance originelle n’est plus là. Certes ! La machine ronronne désormais. Oui, il est possible de voir la chose sous cet angle. Toutefois, l’esprit et la lettre sont toujours présents avec un soupçon de maturité en plus. Bref, Tony Chu a atteint la plénitude de l’âge de raison. Qui s’en plaindrait ?

Attention ! Le spectacle commence....

LES SPECTACULAIRES : 1. Le cabaret des ombres

© Rue de Sèvres 2016 - Hautière & Poitevin
La petite troupe des Spectaculaires de Paname est dans la panade et les dettes s’accumulent. Toutefois, une nitescence d’espoir subsiste en la personne de Prosper Pipolet inventeur-novateur semi amnésique… À bien y réfléchir, parlons plutôt de lueur, de petite, mais vraiment très petite lueur d’espoir ! 

Les super-héros made In France sont de retour… enfin presque. Disons que pour l’instant ils sont en devenir. Avec Le cabaret des ombres, Régis Hautière et Arnaud Poitevin se lancent dans la première aventure des Spectaculaires où chaque album est une histoire complète. Que ceux qui auraient apprécié ce premier volet se rassurent, le second est déjà signé et toujours chez Rue de Sèvres !

Voici donc une variation toute française pour ne pas dire franchouillarde et très début de siècle (pas celui-ci, celui d’avant) d’Iron Man ou de Batman. Le ton est alerte et vif, le phylactère très présent sans être étouffant et le scénario de Régis Hautière sait donner à chacun des personnages ses planches de gloire. Dans un registre graphique qui tranche avec Le marin, l'actrice et la croisière jaune mais qui présente une certaine filiation entre Milly Chantilly et la déterminée Pétronille, Arnaud s’en donne à cœur joie et a visiblement trouvé là un terrain de jeu où s’épanouir. 

Sympathiques et cabotins, les Spectaculaires dépoussièrent les canons du genre et apportent un petit vent de folie au panthéon des super-zéros.

jeudi 24 mars 2016

Souris des champs et souris des villes

CHLOROPHYLLE (Hausman) : Le monstre des trois sources

© Le Lombard 2016 - Cornette & Hausman
La belle saison est revenue et, au petit bosquet, la vie s’écoule, paisible, jusqu’au jour où Particule disparaît ! 

Le Lombard, comme Dargaud en 2011 avec Valérian ou Glénat plus récemment avec Mickey, permet à Chlorophylle de revenir sur le devant de la scène grâce, cette fois-ci, à Jean-Luc Cornette et René Hausman. 

Plutôt que de reprise - ce qu’avait fait Zidrou et Godi avec Embrouilles à Coquefredouille, parlons ici d’hommage, celui d’un ami à un autre. René Hausman a suffisamment connu Raymond Macherot pour se garder de l’imiter. Renouant avec la souris des débuts, du temps où elle était encore des champs, Le Monstre des Trois Sources est un récit rafraîchissant qui ramènera le lecteur quelques années en arrière, à ces étés de vacances où l’aventure s’écrivait au détour d’un bois ou dans quelques vieilles granges. Ceux qui n’ont pas côtoyé le rongeur de Raymond Macherot en son heure de gloire seront quelque peu dépités par la naïveté (voire la simplicité) du scénario, mais en cette époque de cynisme généralisé, un peu de candeur n’est pas déplaisant. Et puis, surtout, il y a le trait de René Hausman, tout en modernité et en délicatesse, avec une mise en couleur directe d'une ravissante douceur. 

Ce come-back de Chlorophylle est à prendre telle une cure de jouvence, comme le retour à une certaine idée des jours heureux.

mercredi 16 mars 2016

¿Quién soy yo


© La boîte à bulles 2016 - Loth
Lorsque la directrice de la maison de retraite lui fait comprendre qu’elle ne pourra pas garder plus longtemps sa mère, Nathalie se demande comment elle va se débrouiller ! Toutefois, ce qui l’interpelle le plus c’est que celle-ci se prend pour Dolorès et ne parle désormais qu’en espagnol, elle qui n’en a jamais prononcé un traître mot… 

Prétextant une confusion mentale où passé refoulé et présent confus se confondent, Bruno Loth établit un parallèle entre l’Espagne de 1939 et celle d’aujourd’hui. Même si les deux époques sont différentes, elles se caractérisent par une forme de résistance sociale, une volonté à rendre le monde meilleur qu’illustrent les Républicains d’un côté et le mouvement Podemos de l’autre. 

Dolorès qui donne son nom à l’album, n’est qu’un prétexte, tout comme le voyage de sa fille n’est qu’une manière de s’affranchir du remord d’avoir méconnu sa mère. Revenant dans cette Espagne qui fut le théâtre de sa première série, l’auteur d’Ermo s’oriente rapidement vers un décryptage de l’évolution que connaît actuellement la patrie de Cervantès. Au-delà d’une espérance dans une gouvernance plus juste qui a fait un temps vibrer la Grèce, ce récit est l’occasion de revenir sur l’exode qui vit - entre fin janvier et la mi-février 1939 - plus de 500.000 réfugiés espagnols traverser les Pyrénées ou la Méditerranée pour arriver en France. Trouvant, à travers la Retirada, un écho dans l’actualité du moment, ce livre permet de mettre en perspective, tout en le relativisant, l’afflux de 30.000 migrants que l’Hexagone s’apprête à recevoir.

Si Dolorès interroge humainement, l’album papillonne et demeure somme toute superficiel : à vouloir aborder plusieurs thèmes pour le moins complexes, il ne peut - au regard de sa pagination - le faire vraiment en profondeur. Reste toute de même cette aspiration à faire connaître, à défaut de réellement l’expliquer, un pan de notre identité nationale, car qui aujourd’hui n’a pas un parent ou un ami descendant de ces réfugiés espagnols de 39 ?

lundi 14 mars 2016

VELVET underground...

VELVET : 2. Avant de mourir...


© Delcourt 2016 - Brubaker & Epting
Londres 1973, dans une salle d’interrogatoire d’une officine des services du contre-espionnage britannique.

- Nom et prénom ?
La question se voulait brutale, mais traduisait surtout une gêne difficilement dissimulée.
Après quelques secondes d’un silence qu’elle maîtrisait. Elle finit par énoncer d’une voix posée :
- Templeton, Velvet, Templeton.
- Et … ?
- Et quoi ? Reprit-t-elle un rien narquois.
- Tu traînes pas mal de cadavres dans ton sillage, pas vrai, poupée ? Si tu m’en disais un peu plus ? Juste histoire de donner un peu de consistance à mon rapport.

Le flic parlait vrai. Depuis que Damian Lake avait descendu le directeur Manning, les choses s’étaient singulièrement compliquées pour elle. Durant ces semaines de fuite, elle croyait mener le bal mais, en fait, d’autres étaient à la baguette et aujourd’hui, elle le payait.
- Si je vous disais que je ne suis qu’une pauvre secrétaire…
- Que nous retrouvons armée comme un porte-avion et qui a mis hors service plusieurs de mes agents.

Le policier la regardait d’un air dubitatif, visiblement rassuré par la paire de menottes qui coupait les poignets de sa prisonnière.
- Je ne te vois pas comme espionne, mais encore moins comme secrétaire, ma belle. Tu connais quelqu’un en ville qui pourrait me parler de toi… en bien ?
- Personne….. sauf peut-être Ed Brubaker et Steve Epting.
- Ed qui?
- Ed Brubaker. Il est né en à Bethesda. Il a débuté chez Alternative Comics, avant de travailler en exclusivité pour DC Comics. Plus tard, il est passé chez Marvel sur Daredevil...
- Petite, tu me prends pour un con, si cela se trouve ce mec n’est même pas né et, dans cinq minutes, tu vas me dire qu’il a ressuscité Captain America et qu’il a décrochera en 2007 l’Eisner Award de la Meilleure nouvelle série.

Sur un point, elle s’était trompée, elle avait à faire à un connaisseur.
- Je vois que vous êtes bien renseigné et savez-vous qu’il le recevra également comme meilleur scénariste en 2007, 2008 et 2010. Le genre de type qui vous façonne un alibi en or. D’ailleurs, à l’écouter, je serais l’une des meilleures recrues de l’ARC-7. Il faut dire qu’il n’a pas son pareil pour brouiller les pistes. Avec lui, ce qui vous parait limpide ne l’est plus vingt secondes après. Cherchant dans mon passé pour expliquer mon avenir, il fait resurgir des choses que je croyais à jamais oubliées et que j’ai intérêt à éclaircir vite fait si je veux m’en sortir. Ce mec joue avec vous comme un chat avec une souris. En plus, Ed a le don de m’envoyer aux quatre coins de l’Europe avec une facilité plus que déconcertante. Ce n’est pas une sinécure de bosser avec ce mec.
- Madame a l’air d’aimer.
- Oui, et avec Ed je suis comblée. Vous voyez le genre, inspecteur ?
- Commissaire poulette ! Un mec à la hauteur à ce que je vois. Et il est tout seul ton agent-recruteur ?
- Pour ce qui me concerne, il forme un duo plus qu’efficace avec Steve Epting.
- Connais pas !

Malgré tout, Velvet sentit le flic se détendre quelque peu. Encore une poignée de minutes et elle pourrait s’en débarrasser. Il lui fallait simplement être patiente.
- Lui c’est l’artiste du groupe. Ce gars donnerait vie à une statue avec un sens du rythme qui ne me laisse que peu de répit. Ce garçon possède un trait très classique, mais dans le bon sens du terme. Dans son genre, un des meilleurs aussi !
- Steve Epting, tu dis ? Il n'aurait pas fait lui aussi un tour chez DC Comics, sur Superman et Aquaman avant de revenir chez Marvel ?
- Vos fiches sont à jour inspecteur. Mais c’est chez CrossGen qu’il aurait acquis ce style hyper-réaliste, du moins, c’est ce que l’on affirme cher Delcourt !
- Delcourt, c’est le nom de ton agence ?
- En quelque sorte.
- Et après ?
- Il rencontre Ed et dessine Captain America et là : Boom…
- Boom ?
- Le jackpot puisque que cela servira de pitch au film Captain America : Le Soldat de l’Hiver. Vous connaissez ?
- Non. Je devrais ?
- Que voulez-vous savoir encore ?
- Tout.
- Avant le crépuscule ?
- De préférence !
- Et avant de mourir ?
- J’en ai bien l’intention.
- …

mardi 1 mars 2016


© Urban China 2016 - Young
Le 13 décembre 1937, les troupes impériales japonaises entrent dans Nankin et mettront - durant six semaines - la ville à sac, violant et tuant sans aucune retenue. L’Histoire ne sait même pas combien de civils et de prisonniers y perdirent la vie. Selon les sources, les chiffres varient entre cent-quarante-mille et trois-cent-mille morts.

Après Nankin aux éditions Fei et 1937 La Bataille de Shanghai de Bo Lu, Urban China édite un nouveau manhua sur l’un des épisodes les plus dramatiques de la Seconde Guerre sino-japonaise : la prise de Nankin.

Ethan Young, jeune auteur new-yorkais et fils d’immigrés chinois, s’attache à retranscrire, à travers Nankin : la cité en flammes, la fuite de deux soldats en déroute de l’armée de Tchang Kaï-chek, essayant de rejoindre la zone de sécurité établie autour de l'ambassade des États-Unis par une poignée de ressortissants européens. Durant ce périple de quelques kilomètres, les deux hommes vont, de lâcheté en bravoure, se frayer un chemin dans une capitale soumise au pillage systématique.

Par un travail d’une intensité dramatique certaine, notamment grâce à un dessin réaliste, cadré serré et tout à l’encre de chine, Ethan Young fait de son album plus une aventure humaine qu’un récit de guerre. Finalement, il est surtout question d’honneur et ce récit évoque davantage la droiture et les valeurs d’un capitaine du Kuomintang que les atrocités perpétrées par l’occupant nippon. Les exactions commises le sont – heureusement - en off, mais par là-même perdent leur matérialité pour quiconque ne cherchera pas à aller au-delà. À ce titre, la chronologie des événements et la bibliographie permettront au lecteur d’approfondir ses connaissances à propos de ce massacre où la barbarie de l’Empire du Soleil levant ne connut pas de limite.