dimanche 28 février 2016

Mon Roi est mon droit...

ROY DES RIBAUDS (LE) : 2. Livre II

© Akileos 2016 - Brugeas & Toulhoat
« J’ai toujours été fidèle à mon roi. En serviteur zélé, je veille sur les bas-fonds de sa capitale, taxant sans vergogne et m’acquittant sans remord des basses œuvres qu’il exige de moi. Aujourd’hui, Philippe Auguste est attaqué en son royaume par Richard Cœur de Lion et pour mieux l’atteindre, ses adversaires s’en prennent également à moi. Nous ne pouvons pas paraître faibles, mais contrairement à lui, mon règne n’a peut-être que trop duré pour mes vassaux de fange et beaucoup voient là l’illusoire occasion de s’affranchir d’un joug qu’ils estiment ne plus devoir porter. Mes amis se comptent désormais sur les doigts d’une main, mais cette main tient fermement l’épée qui plongera dans le cœur de ceux qui m’ont trahi.

Je suis le Roy des ribauds. Sombre, colérique, ombrageux, implacable, sujet servile d’un suzerain qui n’a que faire de moi, mais par lequel j’existe. De basse extraction, je suis un loup traité comme un chien. Mon chenil, c’est Paris et ces venelles sur lesquelles j’étends mon emprise sans partage. Un Paris imaginaire, mais plus vrai que nature jusqu’à dans sa fabuleuse cour des miracles. Un Paris sombre et sanglant à l’instar des planches colorisées par Ronan Toulhoat et Johann Corgié, une ville propice aux duels entre l’ombre et la lumière, aux jeux des rouges qu’ils soient de sang ou du feu des torches, aux infinies variations de la pénombre où je me complais. Mon existence faite de faits d’armes et non de faits d’âmes se prête à cette mise en page qui recompose les planches avec une priorité aux mouvements, à l’intensité d'un combat, à la violence d’une rixe, à l’expressivité des visages cadrés serrés et de ces vues sur ce Paris que je domine. Je suis un homme qui ne laisse que peu de répit à ceux qu’il combat, comme Vincent Brugeas à ses lecteurs. Fourberie et duplicité sont des qualités très prisées à mon époque et mon jeune scénariste sait me mettre au cœur d’intrigues aux joueurs versatiles où les alliances se font et se défont pour une poignée d’écus ou une gorge tranchée. 

Tel est ce siècle où une vie, même la mienne, ne vaut que peu de chose. Le destin m’accule. De retour chez moi, j’attends mes ennemis… qu’ils viennent, tous ! »

Camarade Nikolaïevna... Enfin, votre Excellence !

KAMARADES : 2. Tuez-les tous

© Rue de Sèvres 2016 - Abtey & Goust
La Villa Ipatiev ne sera pas le tombeau des Romanov : ainsi en ont décidé l’Intelligence Service et l’Abteilung allemand. Sauve, mais pas sauvée la famille impériale se retrouve jetée sur les routes d’une Sainte Russie en révolution. 

Il est parfois bon de forcer le destin et de l’obliger à prendre d’autres chemins. C’est ce que font Benoît Abtey et Jean-Baptiste Dusseaux avec le second volet de Kamarades. Sortant délibérément des ornières de l’Histoire, les deux scénaristes décident de sauver le Tsar et les siens. Les puristes crieront au scandale, ceux qui préfèrent le romantisme des causes perdues apprécieront ce triptyque de fiction où l’aspect historique n’est là que pour fournir un prétexte et non pas un scénario. 

Au-delà d’un récit quelque peu elliptique, il faut surtout retenir les temps forts d’un album où le graphisme de Mayalen Goust fait merveille. Tout d’abord il y a ce trait, léger, qui souligne les visages et marque les physionomies, leur donnant une expressivité qui pointe sur tous les registres : du dramatique au romanesque. Ensuite, il y a cette mise en couleur qui joue sur de fausses transparences pour mieux souligner la dureté de certaines situations, à l’image d’une double planche finale au contraste visuel saisissant. Enfin et surtout, il y a ce mouvement omniprésent qui s’inscrit dans la trame même des décors, le jeu des camaïeux et des ombres ou les textures et qui animent chaque vignette, chaque page.

Kamarades possède cette infime différence relevant du subjectif qui vous fait apprécier un album plus que de raison…

samedi 27 février 2016

Les hommes qui murmurent à l'oreille des arbres

© Steinkis 2016 - Pignocchi
ANENT 

Une rencontre, un livre peuvent vous ouvrir à des horizons insoupçonnés. Tel fut le cas pour Alessandro Pignocchi qui, après avoir découvert Lances du Crépuscule de Philippe Descola, n’aura de cesse de savoir si, quarante ans plus tard, les Jivaros Achuar susurrent toujours aux esprits qui les entourent leurs petits poèmes : les anent. 

À mi-chemin entre l’essai ethnologique et le carnet de voyage, Anent peut s’appréhender comme la chronique du quotidien d’une tribu amazonienne n'ignorant pas le XXIe, mais qui ne peut et ne veut se couper totalement de cette jungle matricielle. À défaut de lui donner le superflu… celle-ci lui offre l’essentiel. 

Marchant dans les traces de son illustre prédécesseur, Alessandro Pignocchi n’a pas la même démarche. Cette différence s’illustre dans le dessin, un superbe lavis à l’encre de Chine pour l’un, un trait « blogesque » pour l’autre. Mais, au fil du temps, l’élève s’affranchit du maître pour vivre sa propre expérience et la traduit par une ligne plus mature où le lavis puis la couleur prennent place avec, parfois, quelques illustrations d’un naturalisme saisissant. 

Par effet de contraste, Anent interroge sur notre culture occidentale, sur ses valeurs, ses déviances, sur sa capacité à phagocyter toutes les autres, portée par un consumérisme triomphant. Pragmatiques, les Achuar intègrent l’une sans renoncer à l’autre, trouvant un équilibre de circonstance leur permettant de continuer à vivre dans la jungle, tout en espérant parfois être ailleurs : il est possible de boire de la bière de manioc tiède tout en rêvant parfois d’une Budweiser bien fraîche ! 

Anent ouvre sur une relation à la nature que nous autres, Occidentaux, n’avons jamais connue ou alors dans des temps immémoriaux. Ce petit rappel n’est pas de trop en ces temps de COP 21 !

Hubert aime la peinture


© Dargaud 2016 - Gijsemans
Monsieur Hubert hante les allées des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et passe de longues heures à contempler les œuvres des grands maîtres dont il reproduit méticuleusement certains détails lorsqu'il se retrouve, seul, dans son anonyme intérieur….

Hubert est de ces albums qui demandent de l’implication pour en saisir la portée. 

Utilisant abusivement, mais à dessein, le gaufrier à 9 cases, Ben Gijsemans rythme, par cette monotone géométrie, son album et, au-delà, la vie de son héros. Exercice de style, sur une existence qui ne prend sens qu’à travers la peinture, Hubert s’attache à la vacuité du quotidien, à ces petits riens qui finissent par faire une vie. Monsieur Hubert est un homme plus qu’ordinaire qui, le soir venu - grâce à ses tableaux -, s’ouvre de petites fenêtres sur d'autres mondes dont il est le démiurge copiste. Seul et mutique, il coule des jours d’un ennui déconcertant, se refusant même à goûter aux charmes d’une voisine aux airs d’Olympia, pour mieux se consacrer à la troublante inutilité de son art.

D'un attrait graphique certain et très intelligemment construit, Hubert reste cependant trop conceptuel pour pouvoir franchir un premier cercle d'initiés.

Limite... La singularité !

ROCHE LIMIT : 1. Singularité

© Glénat 2016 - Moreci & Malhotra
Comme certains richissimes utopistes du début du XIXe siècle, Langford Skaargred a cru pouvoir créer la cité idéale. Située dans la banlieue de la galaxie d’Andromède, Dispater devait devenir la nouvelle Babylone, un point de départ pour la conquête des étoiles. Aujourd’hui, la Terre voudrait oublier cette colonie maudite…

Glénat comics complète sa collection en intégrant un nouveau titre US au pitch prometteur !

Structuré autour des cinq premiers épisodes, Singularité s’attache, à travers plusieurs personnages, à la lente déchéance de ce qui se voulait être le fleuron d’une Humanité conquérante. Cherchant à donner du corps à son scénario, Mike Moreci marque et conclut chaque chapitre d’une double page, vulgarisatrice pour la première, absconse pour la seconde, juste pour rappeler au lecteur où il se trouve. Ceci étant, ce dernier se heurte à trois niveaux de lecture : celui métaphysique, du démiurge créateur de Roche Limit, celui policier, de Sonya Hudson recherchant la sœur mystérieusement disparue, et celui métaphysique, des forces se disputant cette Sodome du cosmos. Pas inintéressante dans l’absolu, cette structuration du récit reste cependant confuse et ne gagne en lisibilité qu’à l’approche d’un dénouement pour le moins mal exploité. Ajoutons à cela un dessin qui s'avère souvent négligé, sans que cela puisse relever d'un parti pris graphique.

Roche Limit a des allures de pudding : conglomérat d’ingrédients de prime qualité mais mal cuisinés... Dommage !

lundi 8 février 2016

Un, deux, trois ! Promenons nous dans les bois (air connu)


© Casterman 2016 - Carroll
Avec sa couverture rigide recouverte de noir et de rouge, ses pages épaisses et son fin marque-page Dans les bois vous invite à plonger avec délice dans l’univers sinistre et ténébreux d’Emily Caroll. 

Comme l’imagination de leur auteure, ces saynètes bénéficient d’une mise en page qui, selon l’inspiration, n’hésite pas à déborder du cadre préformaté des cases pour les oublier et les recomposer à l’envi afin d’amener le lecteur encore plus loin dans ce monde de déraison et de folie morbide. Si les cadavres fleurissent comme fleurs au printemps, il ne saurait pourtant être question – au grand dam des amateurs d’hémoglobine – de gore ou sanglant. Emily Caroll joue résolument sur un autre registre, plus subtil, plus pernicieux et s’amuse à torturer comme bon lui semble ces pauvres représentantes de la gent féminine. Car, il est à remarquer – à une exception toutefois – que ces dames sont l’objet de tourments où la jeune auteure semble, avec un sadisme gourmand, les contraindre. 

Portées par un graphisme plein d’imagination et une mise en couleur qui sait saisir ses effets, ces cinq nouvelles font cependant plus frissonner que trembler !

Un pour tous, tout pour lui !

MOUSQUETAIRE : 1. Alexandre de Bastan
© Delcourt 2016 - Duval & Calvez
1661. Le Soleil brille sur le royaume de France, et il en cuira à ceux qui tenteraient de ternir son éclat, car dans l’ombre veille d’Artagnan...

Immortalisé par Alexandre Dumas, le sémillant Gascon perd de sa superbe avec Fred Duval. Quittant un moment le futur pour se plonger dans le passé, le scénariste de la divine Carmen mc Callum dépeint un lieutenant des Mousquetaires vraisemblablement plus fidèle à la réalité que celui imaginé par l’auteur du Vicomte de Bragelonne : le roi Louis XIV avait certainement besoin d’hommes de main de confiance ! Si les faits se veulent historiques, tous les personnages ne le sont pas. Ainsi, la présence de Madame de Locuste apparaît pour le moins singulière alors qu’il aurait été plus simple de mettre en scène la marquise de Brinvilliers ! Mais l’intérêt de l’album est justement d’enchâsser dans la grande Histoire, une plus petite, afin de lui donner la patine du vrai : si Fouquet et le Grand Condé furent, il n’en n’est pas de même pour Eloïse de Grainville ou Alexandre de Bastan, mais qui s’en soucie ?

Classique jusque dans la trame hachurée de ses ombrages rappelant les gravures d’époque, le graphisme de Florent Calvez souffre cependant d’un manque d’expressivité des physionomies. Ceci dit, la fièvre romanesque de nombreuses chevauchées l’emporte sur ce petit travers et donne même à ces planches une personnalité qui manque tant à d’autres.

Même en exécuteur des basses œuvres, la magie de d’Artagnan opère toujours, et bien qu'à cent mille lieues de là, son ombre plane au-dessus de Grignan. Un pour tous, tout pour lui !

lundi 1 février 2016

Au temps béni des colonies... (air connu)

BOITELLE : Le café des colonies

© Bamboo Édition 2016 - Quella-Guyot &Morice
Il est des occasions qui doivent être saisies, encore faut-il le pouvoir ! Antoine Boitelle se souvient de cette "négresse" rencontrée au café des Colonies. C’était au Havre, il y a bien des années, et il voulait l’épouser !

Inspirés par une nouvelle de Guy de Maupassant parue en 1889, Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice reviennent sur le destin de ce paysan, amoureux d’une Africaine, mais qui se trouva en bute aux préjugés de ses parents, à l’obscurantisme du curé et de bien d’autres, tant et si bien qu’il rentra dans le rang et devint, par dépit, ordureux. 

Ce qui, de prime abord, pourrait apparaître comme une attirance passagère pour l’exotique devient très rapidement une passion. Si la différence entre Antoine et ses parents peut surprendre, il ne peut cependant se soustraire aux contingences du temps qui font qu’un bon fils se doit d'être avant tout obéissant. Au-delà de l’ostracisme du pays de Caux de l’époque, il est également question de pression sociale, de bienséance morale et de tout ce florilège d’a priori qui fait que ce qui est étranger est forcément suspect. Mais même si Boitelle a cédé, il ne reproduira pas le modèle !

Alternant en off certains passages de l’œuvre originelle et des dialogues de son fait, Didier Quella-Guyot ancre résolument son histoire dans les pas de celle écrite par Maupassant et ne semble guère vouloir s’en écarter. Dans le même temps, Sébastien Morice sait - avec son trait semi-réaliste caractéristique - inscrire le récit dans cette fin de XIXe, privilégiant un découpage et une mise en couleur des plus classiques qui manquent de rythme et de volume.

Chronique d’une France paysanne, Boitelle et le café des colonies - précédemment édité en 2010 par Petit à Petit - retranscrit d’une manière quelque peu naïve un racisme ordinaire qui vaut pour tous ceux qui ne sont pas dans la norme.

Le monde n'est qu'Harmony...

HARMONY : 1. Memento

© Dupuis 2016 - Reynès
Que faire si vos souvenirs peinent à remonter le fil de votre mémoire ? Que penser si vous vous réveillez dans une cave, avec comme ange gardien une montagne de muscles pour qui vous n’êtes pas une étrangère ? Et surtout, comment ne pas voir votre raison vaciller quand les objets qui vous entourent se mettent à vivre leur vie.

Harmony est une jeune fille qui cache un secret, du moins peut-on le supposer au travers de Memento, prologue d’une série qui se voudrait au long cours !

Si le début apparaît quelque peu déroutant et l’introduction un peu longue, il faut cependant savoir prendre un peu de temps pour bien connaître les gens, et à n’en pas douter, le rythme devrait connaître une nette accélération dans Indigo, annoncé pour septembre prochain.

Pour l’instant, ce premier volet du triptyque reprend nombre des ingrédients communs aux séries pour adolescent(e)s : une once de fantasy, une héroïne au caractère bien trempé et douée de certaines capacités qui vont au-delà de son physique, quelques compagnons de route typés pour faire face à une kyrielle de méchants, et bien évidemment une quête initiatique. Toutefois, Harmony se démarque de la production ambiante par l’impact de son découpage et la structuration des planches. Là se cache la réussite de Mathieu Reynès qui, à l’évidence, maîtrise l’usage de l’outil informatique et des codes visuels des comics comme des séries américaines. Ceci lui permet de donner à cet album une atmosphère particulière et un potentiel narratif qu’il sera bon de voir s’épanouir à la rentrée prochaine.

S'il est paru - en prépublication - dans Spirou, ce serait une erreur de considérer qu’Harmony soit l'apanage de nos chères têtes blondes, même si la bande son de Thomas Kubler peut leur servir de berceuse !