Troisième volet de cette série d'articles consacrée à Venise dans la bande dessinée, où il est question de temps et d'éternité...
Urbanisation des plus improbables,
Venise a toujours veillé scrupuleusement à la pérennité de son
excellence. Faut-il voir là les signes d’un narcissisme coupable ou
d’une gouvernance éclairée ?
Venise, un vaisseau de pierre…
Patiemment construite, Venise voit
cependant son importance économique puis politique décroître
inexorablement à partir du XVIe siècle. La découverte de l’Amérique et
l’attrait des épices éloignent le centre de gravité des voies maritimes
et du commerce d’une nation qui peine à maintenir sa flotte au niveau de
ses ambitions. Parallèlement, la puissance ottomane s’oppose finalement
à Venise pour la mainmise des comptoirs méditerranéens et la bataille
de Lépante (1571) fait figure de chant du cygne. De toutes parts,
l’hégémonie vénitienne est mise à mal et la Cité n'est plus bientôt
qu’un état de second plan. Est-ce parce qu’elle ne pouvait se résoudre à
disparaître que Venise va chercher à paraître ? L’éternité vénitienne
est en marche : seuls Napoléon en 1797 puis les Autrichiens, la
freineront un temps. Hommes politiques, peintres, sculpteurs, musiciens,
écrivains, riches marchands, tous n’auront de cesse d’élaborer puis de
conforter une construction intellectuelle qui fera de ce vaisseau de
pierre une ville à nulle autre pareille. Capitalisant sur les trésors
d’une prospérité perdue, elle se transforme en épicentre culturel, puis,
le temps aidant, en musée à ciel ouvert. Véritable palimpseste
artistique, Venise se maintint contre vents et marées dans une
théâtralité sans cesse renouvelée. Toutefois, la Dominante est un
colosse aux pieds d’argile qui doit, plus que jamais, composer avec les
flots.
Ce rapport particulier au temps, toute personne visitant
Venise l’a ressenti. La bande dessinée n’échappe pas à ce phénomène
lorsqu’elle s’attache à la Sérénissime. Venise voit son destin souvent
lié à celui de l’Humanité, comme si la décrépitude de l’une était le
corollaire de la finitude de l’autre. Ainsi en est-il de Le cryptomère, dixième et dernier volet des Naufragés du temps,
et de la série Saria scénarisée par Jean Dufaux. Ces trois albums partagent une
même vision apocalyptique de l’espèce humaine. Le fait que l’Homme
périclite à Venise n’est pas forcément innocent. La ville ne traverse
les époques que grâce aux efforts de ses créateurs qui doivent œuvrer
sans cesse à son renouvellement comme à sa sauvegarde. Ingénieux
artefact, elle se retrouve irrémédiablement attachée au sort de ses
démiurges bâtisseurs. Dans le dernier album des aventures de Christopher
Cavalieri, imaginées et dessinées par Jean-Claude Forest et Paul
Gillon, il n’est pas surprenant de constater que la ville qui abrite les
vestiges terriens d’une humanité plus que chancelante se nomme Veneuse,
cousine du XXIXe siècle de notre Venise. Plutôt qu’une mégalopole
porteuse de modernité, c’est la Sérénissime qui est choisie pour abriter
ce qui reste d’humanité sur Terra, comme si, pour traverser le futur,
il fallait s’ancrer profondément dans le passé. Pour sa part, Jean
Dufaux tente dans Saria une mise en abyme scénaristique qui pousse la
logique encore plus loin. Le scénariste belge imagine une Venise en l’an
21 d’une ère résolument futuriste en (ré)utilisant les éléments de la
scénologie et de l’histoire vénitiennes. Parallèlement, les deux albums,
qu’ils soient signées de Paolo Eleuteri Serpieri ou de Riccardo
Federici, font preuve d’une maîtrise graphique qui, à leur manière, font
écho aux chefs d’œuvre picturaux des scuole de la Lagune et rappellent
la dimension artistique autant qu’esthétique de ce vaisseau amiral. Dans
un registre qui relève plus du post-apocalyptique que de la
science-fiction, Didier Convard et Christian Gine font également de
Venise l’un des derniers bastions d’une Europe cloîtrée derrière un mur
électromagnétique. Dans Intermezzo et Il Diavolo de la série Neige,
ils n’hésitent pas à enfoncer la Sérénissime dans les eaux de sa
Lagune, tant et si bien que la population en est réduite à vivre sur le
fait des palais dans une précarité toute moyenâgeuse et eugénique. Seul
le temps d’une nuit de débauche, masqués, Echassiers et Carnavaliers se
mélangent pour s’assurer une descendance. Sur ces deux albums, Didier
Convard compose une fiction qui sait intelligemment revisiter ses
classiques vénitiens et même aller au-delà, preuve en est des préfaces
qui ouvrent chaque opus. Et s’il n’était des élans par trop romantiques
d’Almire ou de Cueille-la-mort, le tableau serait plus que convaincant.
Dans ces deux exemples, le mythe de la Venise éternelle apparaît dans
toute sa fragilité et sa romantique ambiguïté, à la fois éternelle et
vouée à disparaître.
D’autres albums se projettent dans le futur
de la cité lagunaire, sans pour autant vraiment s’interroger sur le
rapport particulier qu’elle entretient avec le temps. Toutefois, il est
intéressant de s’arrêter sur deux exemples symptomatiques. Premièrement,
Fatal carnaval,, paru en 1994 et signé par Bollée et Valdman. Avec un
bonheur tout relatif, les auteurs reprennent les clichés séculiers du
XVIIIe siècle et les transposent dans un avenir eugénique et informatisé
à outrance. Malgré un scénario pour le moins poussif, la relation
symbiotique qu’entretiennent le Temps et l’Humanité à Venise revient
presque inconsciemment à travers un compte-à-rebours meurtrier dont
l’enjeu final est, cette fois, la renaissance de la civilisation… Sur
une thématique tout aussi carnavalesque, qui utilise les stéréotypes
avec la volonté affirmée de les revisiter, il faut aussi évoquer Aaarg !,
album du quatuor Ralph, Edith, Cromwell et Riff Reb's. S’il n’est
pas question de fin du monde, mais bien « …/… d’une cité ancienne dont
les nombreux canaux charrient les traditions figées d’un passé oublié,
dans le cadre clinquant d’une carte postale surannée…/… », la relation
au temps, ne serait-ce que par l’impossibilité de situer temporellement
l’album, existe bel et bien. Dans ce futur qui a inventé l’Antigrav
system et Venuse-sur-mer, charmante ville aux palais sur pilotis, Sergei
Waldi hante les bas-fonds d’une société qui se perd dans son
traditionnel carnaval d’Équinoxe. Traité de manière totalement déjantée
par des auteurs qui n’épargnent ni leur peine ni leur imagination, cet
album reprend lui aussi - en la transposant sous d’autres temporalités -
l’iconographie d’un dix-huitième vénitien futile et inconscient qui
danse pendant qu’il sombre. Toutefois, que personne ne s’y trompe !
Derrière cette apparente inconsistance se cache un mercantilisme qui
fait feu de tout bois. Car n’oublions pas que si le Carnaval est une
figure omniprésente dans la culture et l’imagerie vénitienne, il l’est
également pour son économie. Pour l’anecdote, rappelons que Venise
inventa très tôt le tourisme de masse puisque, comme le relatait déjà
Montesquieu en 1728, plus de 35.000 personnes accouraient de toute
l’Europe pour profiter de ses fêtes, des casinos et des charmes des
courtisanes… Enfin, pourquoi ne pas évoquer Echec et automates ? Plus poétique, cette série renvoie toujours à
cette notion de temporalité avec ces horloges arrêtées, ces canaux vides
et ces forêts qui tutoient désormais le ciel, autant d’éléments
constitutifs de la scénographie vénitienne. Si cette fable de Philippe
Segard et Arnaud Quéré se démarque par la forme des œuvres précédentes,
elle ne peut se soustraire sur le fond à la promiscuité que Venise
entretient avec le temps, la tentation de l’éternité… et la mort de
toute chose.
Surgie du néant, en des temps où la mémoire se perd,
Venise a patiemment construit sa propre histoire pour faire croire à
son éternité, cultivant ainsi l’impression d’une persistante jeunesse.
Mais la réalité est plus complexe, car l’éternité de Venise est
également une construction intellectuelle pour assurer sa pérennité.
Pourtant, à déambuler dans ses ruelles ou glisser sur ses canaux, le
promeneur prend conscience que Venise est mortelle. Phénix urbain à
l’image de son théâtre, Venise est une vielle dame qui s’épuise dans la
conservation d’une splendeur passée qu’elle entretient avec de couteux
lifting. La singularité de Venise est de n’entrevoir son futur qu’au
travers de son passé. En cela, elle constitue une anti-ville dans la
mesure où, pour exister, une urbanité doit sans cesse recomposer son
tissu urbain, quitte à recycler les anciens éléments pour en concevoir
de nouveaux. De fait, Venise est une ville sanctuarisée, figée dans une
certaine forme d’excellence ! Curieusement, bien peu arrivent à
s’extraire de ce schéma de pensée et à imaginer une New Venise faite de
palais d’acier, aux murs en verre de Murano… Aujourd’hui, la Sérénissime
devient un musée ouvert aux marchands du temple, une ville qui se vide
de ses habitants, la représentation d’un passé fantasmé : un décor.
Prochain (et dernier) article : Le décorum vénitien...
Crédits illustrations :
© Paolo Eleuteri
Serpieri pour Saria
© Cromwell et Riff Reb's pour Aaarg !
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