mercredi 19 août 2015

VENISE (3/4)


Troisième volet de cette série d'articles consacrée à Venise dans la bande dessinée, où il est question de temps et d'éternité...


Urbanisation des plus improbables, Venise a toujours veillé scrupuleusement à la pérennité de son excellence. Faut-il voir là les signes d’un narcissisme coupable ou d’une gouvernance éclairée ? 


 Venise, un vaisseau de pierre…

Patiemment construite, Venise voit cependant son importance économique puis politique décroître inexorablement à partir du XVIe siècle. La découverte de l’Amérique et l’attrait des épices éloignent le centre de gravité des voies maritimes et du commerce d’une nation qui peine à maintenir sa flotte au niveau de ses ambitions. Parallèlement, la puissance ottomane s’oppose finalement à Venise pour la mainmise des comptoirs méditerranéens et la bataille de Lépante (1571) fait figure de chant du cygne. De toutes parts, l’hégémonie vénitienne est mise à mal et la Cité n'est plus bientôt qu’un état de second plan. Est-ce parce qu’elle ne pouvait se résoudre à disparaître que Venise va chercher à paraître ? L’éternité vénitienne est en marche : seuls Napoléon en 1797 puis les Autrichiens, la freineront un temps. Hommes politiques, peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, riches marchands, tous n’auront de cesse d’élaborer puis de conforter une construction intellectuelle qui fera de ce vaisseau de pierre une ville à nulle autre pareille. Capitalisant sur les trésors d’une prospérité perdue, elle se transforme en épicentre culturel, puis, le temps aidant, en musée à ciel ouvert. Véritable palimpseste artistique, Venise se maintint contre vents et marées dans une théâtralité sans cesse renouvelée. Toutefois, la Dominante est un colosse aux pieds d’argile qui doit, plus que jamais, composer avec les flots.
 


Ce rapport particulier au temps, toute personne visitant Venise l’a ressenti. La bande dessinée n’échappe pas à ce phénomène lorsqu’elle s’attache à la Sérénissime. Venise voit son destin souvent lié à celui de l’Humanité, comme si la décrépitude de l’une était le corollaire de la finitude de l’autre. Ainsi en est-il de Le cryptomère, dixième et dernier volet des Naufragés du temps, et de la série Saria scénarisée par Jean Dufaux. Ces trois albums partagent une même vision apocalyptique de l’espèce humaine. Le fait que l’Homme périclite à Venise n’est pas forcément innocent. La ville ne traverse les époques que grâce aux efforts de ses créateurs qui doivent œuvrer sans cesse à son renouvellement comme à sa sauvegarde. Ingénieux artefact, elle se retrouve irrémédiablement attachée au sort de ses démiurges bâtisseurs. Dans le dernier album des aventures de Christopher Cavalieri, imaginées et dessinées par Jean-Claude Forest et Paul Gillon, il n’est pas surprenant de constater que la ville qui abrite les vestiges terriens d’une humanité plus que chancelante se nomme Veneuse, cousine du XXIXe siècle de notre Venise. Plutôt qu’une mégalopole porteuse de modernité, c’est la Sérénissime qui est choisie pour abriter ce qui reste d’humanité sur Terra, comme si, pour traverser le futur, il fallait s’ancrer profondément dans le passé.  Pour sa part, Jean Dufaux tente dans Saria une mise en abyme scénaristique qui pousse la logique encore plus loin. Le scénariste belge imagine une Venise en l’an 21 d’une ère résolument futuriste en (ré)utilisant les éléments de la scénologie et de l’histoire vénitiennes. Parallèlement, les deux albums, qu’ils soient signées de Paolo Eleuteri Serpieri ou de Riccardo Federici, font preuve d’une maîtrise graphique qui, à leur manière, font écho aux chefs d’œuvre picturaux des scuole de la Lagune et rappellent la dimension artistique autant qu’esthétique de ce vaisseau amiral. Dans un registre qui relève plus du post-apocalyptique que de la science-fiction, Didier Convard et Christian Gine font également de Venise l’un des derniers bastions d’une Europe cloîtrée derrière un mur électromagnétique. Dans Intermezzo et Il Diavolo de la série Neige, ils n’hésitent pas à enfoncer la Sérénissime dans les eaux de sa Lagune, tant et si bien que la population en est réduite à vivre sur le fait des palais dans une précarité toute moyenâgeuse et eugénique. Seul le temps d’une nuit de débauche, masqués, Echassiers et Carnavaliers se mélangent pour s’assurer une descendance. Sur ces deux albums, Didier Convard compose une fiction qui sait intelligemment revisiter ses classiques vénitiens et même aller au-delà, preuve en est des préfaces qui ouvrent chaque opus. Et s’il n’était des élans par trop romantiques d’Almire ou de Cueille-la-mort, le tableau serait plus que convaincant. Dans ces deux exemples, le mythe de la Venise éternelle apparaît dans toute sa fragilité et sa romantique ambiguïté, à la fois éternelle et vouée à disparaître.

D’autres albums se projettent dans le futur de la cité lagunaire, sans pour autant vraiment s’interroger sur le rapport particulier qu’elle entretient avec le temps. Toutefois, il est intéressant de s’arrêter sur deux exemples symptomatiques. Premièrement, Fatal carnaval,, paru en 1994 et signé par Bollée et Valdman. Avec un bonheur tout relatif, les auteurs reprennent les clichés séculiers du XVIIIe siècle et les transposent dans un avenir eugénique et informatisé à outrance. Malgré un scénario pour le moins poussif, la relation symbiotique qu’entretiennent le Temps et l’Humanité à Venise revient presque inconsciemment à travers un compte-à-rebours meurtrier dont l’enjeu final est, cette fois, la renaissance de la civilisation… Sur une thématique tout aussi carnavalesque, qui utilise les stéréotypes avec la volonté affirmée de les revisiter, il faut aussi évoquer Aaarg !, album du quatuor Ralph, Edith, Cromwell et Riff Reb's. S’il n’est pas question de fin du monde, mais bien « …/… d’une cité ancienne dont les nombreux canaux charrient les traditions figées d’un passé oublié, dans le cadre clinquant d’une carte postale surannée…/… », la relation au temps, ne serait-ce que par l’impossibilité de situer temporellement l’album, existe bel et bien. Dans ce futur qui a inventé l’Antigrav system et Venuse-sur-mer, charmante ville aux palais sur pilotis, Sergei Waldi hante les bas-fonds d’une société qui se perd dans son traditionnel carnaval d’Équinoxe. Traité de manière totalement déjantée par des auteurs qui n’épargnent ni leur peine ni leur imagination, cet album reprend lui aussi - en la transposant sous d’autres temporalités - l’iconographie d’un dix-huitième vénitien futile et inconscient qui danse pendant qu’il sombre. Toutefois, que personne ne s’y trompe ! Derrière cette apparente inconsistance se cache un mercantilisme qui fait feu de tout bois. Car n’oublions pas que si le Carnaval est une figure omniprésente dans la culture et l’imagerie vénitienne, il l’est également pour son économie. Pour l’anecdote, rappelons que Venise inventa très tôt le tourisme de masse puisque, comme le relatait déjà Montesquieu en 1728, plus de 35.000 personnes accouraient de toute l’Europe pour profiter de ses fêtes, des casinos et des charmes des courtisanes… Enfin, pourquoi ne pas évoquer Echec et automates ? Plus poétique, cette série renvoie toujours à cette notion de temporalité avec ces horloges arrêtées, ces canaux vides et ces forêts qui tutoient désormais le ciel, autant d’éléments constitutifs de la scénographie vénitienne. Si cette fable de Philippe Segard et Arnaud Quéré se démarque par la forme des œuvres précédentes, elle ne peut se soustraire sur le fond à la promiscuité que Venise entretient avec le temps, la tentation de l’éternité… et la mort de toute chose.
 

Surgie du néant, en des temps où la mémoire se perd, Venise a patiemment construit sa propre histoire pour faire croire à son éternité, cultivant ainsi l’impression d’une persistante jeunesse. Mais la réalité est plus complexe, car l’éternité de Venise est également une construction intellectuelle pour assurer sa pérennité. Pourtant, à déambuler dans ses ruelles ou glisser sur ses canaux, le promeneur prend conscience que Venise est mortelle. Phénix urbain à l’image de son théâtre, Venise est une vielle dame qui s’épuise dans la conservation d’une splendeur passée qu’elle entretient avec de couteux lifting. La singularité de Venise est de n’entrevoir son futur qu’au travers de son passé. En cela, elle constitue une anti-ville dans la mesure où, pour exister, une urbanité doit sans cesse recomposer son tissu urbain, quitte à recycler les anciens éléments pour en concevoir de nouveaux. De fait, Venise est une ville sanctuarisée, figée dans une certaine forme d’excellence ! Curieusement, bien peu arrivent à s’extraire de ce schéma de pensée et à imaginer une New Venise faite de palais d’acier, aux murs en verre de Murano… Aujourd’hui, la Sérénissime devient un musée ouvert aux marchands du temple, une ville qui se vide de ses habitants, la représentation d’un passé fantasmé : un décor. 



Prochain (et dernier) article : Le décorum vénitien...


Crédits illustrations : 
© Paolo Eleuteri Serpieri pour Saria
© Cromwell et Riff Reb's pour Aaarg !

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