Premier article d'une série de quatre consacrée à Venise dans la bande dessinée
Rares sont les villes qui rayonnent au-delà des frontières et des siècles en suscitant encore et toujours l’engouement de leurs contemporains. Venise est indéniablement l’une d’elles ! À l’instar de ses homologues, le 9e Art s’est fait l’interprète de ce particularisme. Pourtant, du fait de sa relative jeunesse, la bande dessinée n'offre-t-elle pas un regard qui diffère de celui proposé par les autres médias ? Si la question n’est pas essentielle, elle n’en est pas pour autant dénuée d’intérêt au regard de certaines productions récentes. Aussi, à travers quelques exemples, partialement sélectionnés, tenterons-nous d’appréhender l’image que dessinateurs et scénaristes transmettent de la Sérénissime. À de rares exceptions, ces derniers restituent un modèle patiemment construit à travers les âges et, de fait, profondément ancré dans l’inconscient collectif. Ainsi, un survol des parutions des cinquante dernières années démontre que le propos se limite bien (trop) souvent à l’évocation fantasmée et sulfureuse de ses mœurs dissolues ou à la mystérieuse intemporalité des lieux …! Mais pouvait-il en être autrement ?
Venise Libertine !
Seule, perdue au milieu des eaux, Venise a su (très rapidement) conquérir les flots et devenir, dès le Xe siècle, une cité prospère grâce à son sens aigu du négoce. Ce port cosmopolite, par lequel transitaient les trésors venus du pourtour méditerranéen et souvent bien au-delà, vit très tôt se développer un commerce vieux comme le monde : la prostitution. Initialement circonscrite au Rialto, l’activité fut recentrée en 1390 au sein du Castelletto dans le Sestiere de San Polo. Elle devint rapidement si florissante que, cent ans plus tard, pas moins de 11.000 femmes de petite vertu étaient officiellement recensées pour une population de quelque deux cent mille âmes. Véritable institution, possédant sa hiérarchie et ses endroits emblématiques comme le fameux ponte delle Tette (littéralement le "pont des Tétons"), le commerce des charmes connut ici une déclinaison particulière : le libertinage. Élevé au rang d’art de vivre, malgré une législature coercitive et une foi prégnante, cette pratique est indiciblement associée aux mœurs vénitiennes et la bande dessinée, à sa manière, continue d’en perpétuer l’image licencieuse autant que stéréotypée.
Seule, perdue au milieu des eaux, Venise a su (très rapidement) conquérir les flots et devenir, dès le Xe siècle, une cité prospère grâce à son sens aigu du négoce. Ce port cosmopolite, par lequel transitaient les trésors venus du pourtour méditerranéen et souvent bien au-delà, vit très tôt se développer un commerce vieux comme le monde : la prostitution. Initialement circonscrite au Rialto, l’activité fut recentrée en 1390 au sein du Castelletto dans le Sestiere de San Polo. Elle devint rapidement si florissante que, cent ans plus tard, pas moins de 11.000 femmes de petite vertu étaient officiellement recensées pour une population de quelque deux cent mille âmes. Véritable institution, possédant sa hiérarchie et ses endroits emblématiques comme le fameux ponte delle Tette (littéralement le "pont des Tétons"), le commerce des charmes connut ici une déclinaison particulière : le libertinage. Élevé au rang d’art de vivre, malgré une législature coercitive et une foi prégnante, cette pratique est indiciblement associée aux mœurs vénitiennes et la bande dessinée, à sa manière, continue d’en perpétuer l’image licencieuse autant que stéréotypée.
Ouvrons le bal avec Les Malheurs de Janice de Bernard Joubert et Robin Ray (alias Erich Von Götha) et, plus particulièrement, son quatrième volet intitulé Voyage à Venise. Relevant plus de la pornographie que de l’érotisme, cet ouvrage fait de la cité lacustre un alibi moral pour une nymphomane en mal d’extase. La Sérénissime y est donc dépeinte, en cette fin du XVIIIe siècle, comme un lupanar à ciel ouvert ; ce qu’elle fut ! La ville se trouve cependant réduite au rang de faire-valoir et son architecture ne transparaît qu’au travers d’une petite quinzaine de vignettes. Si Venise n’a pas l’exclusivité de tels comportements, elle constitue cependant une enclave où nombre de fantasmes (même les plus extrêmes) peuvent s’épanouir pour peu de manier l’entregent avec discernement ! Afin de varier les plaisirs, les amateurs de délices alliant perversité et esthétisme trouveront avec une jeune américaine de la Côte Ouest un réel sujet de satisfaction. Parues entre 1988 et 1993 aux éditions Dominique Leroy, les aventures de cette fille de bonne famille permirent à Leone Frollo de se faire, enfin, connaître Mona (qui en italien désigne malicieusement le sexe féminin !) Street ne pouvait pas manquer, elle non plus, d’arpenter les calli.Dans Mona à Venise, la fausse ingénue met à profit une conspiration d’opérette pour donner libre cours à ses phantasmes. Si tous les clichés du genre se retrouvent au service d’une histoire cousue de fil blanc et au graphisme très 20’s, l’ancien architecte reconverti dans il fumetti per adulti connaît trop bien Venise pour céder à la facilité ou au trivial. Leone Frollo est de ces auteurs dont l’élégance et la finesse de trait séduisent, tout particulièrement sur ses compositions rarement encrées, toutes d’un crayonné vaporeux mais précis. Sachant mieux que quiconque mettre en avant les lignes architecturales de sa sybaritique ragazza, il donne à cette dernière - comme à la cité lacustre - cette même distinction frivole et charnelle. Dans un registre similaire, et plus récent, il faut évoquer Sophia, thriller érotico-mystique signé par Adriano De Vincentiis, dont l’intérêt doit beaucoup à la plastique parfaite de son héroïne. Sur ce triptyque, Venise sert seulement d’écrin à la jolie héritière Delamore, sexy à damner un saint, immensément riche et utilisant son corps au gré de ses envies. Personnage principal et ville sont toutefois à l'unisson, l’une perpétuant la réputation de l’autre.
Vouloir évoquer les mœurs vénitiennes sans aborder les productions dites « pour adultes » relèverait de la faute. Curieusement, les petits formats, du moins français, faisant explicitement référence à Venise sont relativement rares. Ainsi est-il possible de citer Mic-mac à Venise des éditions du Bois de Boulogne, petit opuscule publié en 1977 puis tombé dans l’oubli, ou bien encore l’anachronique Pantzie que Pierre Dupuis, plus inspiré, plonge dans une histoire abracadabrantesque où il est question de pétrole, de gondoles et de jeunes femmes dénudées. Chez Elvifrance, il convient de citer Isabella, hybridation de Michèle Mercier et de Brigitte Bardot qui, au cours de cent trois épisodes, eut tout loisir d’explorer les voies de la volupté, notamment lors de ses escales en Vénétie telles Le sceau de feu ou La Justice des Dix. Toujours chez Elvifrance, grand pourvoyeur d’ingénues faiblement vêtues, outre Un vampire à Venise ou Lucifera, pourquoi ne pas passer quelques instants en compagnie de l’ineffable Zara la vampire avec l’épisode intitulé Les vampires à Venise paru en octobre 1977 ? Cette BDnovella de cent cinquante-neuf titres, d’origine italienne (Zora la vampira), publiée en Italie entre 1972 et 1985, puis en France de 1975 à 1987, ne brille pas par la profondeur de ses scénarii, mais l’intérêt pour le lecteur des années 80 était ailleurs... du moins dans la mesure où la censure le permettait. Dans le cas présent, la ville apparaît tout de même au travers de quelques façades de Ca’, de ses gondoles… et d’un tableau de Canaletto ! Les desseins de l’Art sont parfois, à l’instar de certaines voies, impénétrables. Pour toutes ces comic’s girls affranchies mais esclaves de leurs sens, Venise fait figure d’étape obligée de leur Grand Tour sexuel.
Si Venise n’inventa pas la perversité, elle contribua à en développer nombre de ses formes. Ainsi en est-il des mœurs pour le moins dissolues de son aristocratie comme de certaines congrégations religieuses. Au travers des siècles, légion sont les exemples d’ecclésiastiques ou de religieuses qui s'offrirent à leurs contemporain(e)s avec une ferveur qui n’avait rien de spirituel. Il faut vraisemblablement y voir l’action conjointe des lettres du Président de Brosse et d’une pratique séculaire et malheureusement universelle qui consistait à mettre (pour toutes sortes de raisons) les cadettes en religion. Ces malmonacate ("mal entrées au couvent") et la ferveur locale pour les choses du beau sexe firent certainement le reste. De fait, les chroniques de l’époque se délectèrent de ces conduites peu orthodoxes… Lele Vianello, avec Lunes vénitiennes, a su évoquer - lui aussi - de telles pratiques tout en évitant, en Vénitien averti qu’il est, de s’échouer sur les hauts fonds des convenances. Ainsi cet album conte-t-il, pour partie, la liaison d’un certain Casanova - sur lequel nous ne saurions oublier de revenir dans quelque temps - avec une mère supérieure. Ici, cette liaison aux relents de soufre apparaît naturellement assumée et prend des allures de romance. Les séquences au couvent, traitées avec un dépouillement graphique presque abstrait, dégagent une sérénité qui contraste fortement avec les larges aplats de noir qui habitent le reste du récit. Subtilement, Vianelo, en refusant de sombrer dans le voyeurisme, fait de cette transgression une relation amoureuse qui tranche singulièrement avec l’image de séducteur patenté de son héros.
Autre facette emblématique de la luxure vénitienne : les courtisanes. Apparues au cours du XVIe siècle, celles-ci prirent au cours des décennies suivantes une place qui, bien que relevant de la petite histoire, façonna la grande. Ces dernières, bien qu’inscrites au catalogue officiel de la ville, avaient toute latitude pour choisir leur protecteur. L’une des plus célèbres est sans conteste Veronica Franca. Cette femme de lettres, alliant les grâces du cœur, du corps et de l’esprit, amena - dit-on - dans son lit Le Tintoret et le duc de Valois (futur Henri III). Ce modèle de la femme libre et séduisante se retrouve dans le diptyque La Vénitienne sous les traits de Constantza, nièce du doge. Dense et un rien touffue, l’histoire concoctée par Patrice Ordas et Laurent Gnoni offre une vision du Quatrocento vénitien qui possède le mérite de laisser entrevoir une autre Venise, celle où les mœurs dissolues et le machiavélisme de ses édiles se répercutent dans toutes les strates de la société. Sur ce sujet, il faut garder à l’esprit que la République se forgeât obstinément autant que patiemment une image idyllique d’honorabilité, parfois fort éloignée de la réalité.Résultat d’une communication savamment orchestrée au fil des siècles, la médaille avait un revers aussi sombre que la face était éclatante. À ce titre, bien peu d’albums osent montrer Venise sous un jour qui ne lui soit pas favorable, sauf peut-être Marina et, dans un registre plus contemporain, Jours tranquilles à Venise. Chacun, dans un répertoire très différent, dépeint un autre visage de Venise, moins connu mais pas moins intéressant. Malgré la manière dont il aborde son sujet, Marina est un hommage à la cité lagunaire, celle du Trecento, alors qu’elle accédait à son apogée. Mais plutôt qu’une vision aseptisée et entendue, Zidrou préfère une approche plus réaliste, moins manichéenne, qui fait écho à la violence de l’époque. Devenir la Repubblica marittima par excellence et rivaliser avec l'empire ottoman pour la maîtrise de la Méditerranée ne se fit pas sans un certain pragmatisme politique et un minimum de scrupules. Si San Marco éblouissait le monde de ses fastes, les bouges de San Polo ou les pourtours de l’Arsenale grouillaient d’une faune interlope prompte à s’entretuer pour le moindre ducat. En cela, le trait comme la mise en couleurs de Matteo offrent un résultat visuel à la fois émouvant et oppressant, certainement plus proche de la réalité quotidienne du XVe siècle que la perception de Gilles Chaillet dans Vasco ou d’Hughes Payen dans Jhen. Un autre album renvoie une image, certes plus contemporaine, mais encore plus noire, voire glauque, de la Sérénissime. À mille lieues des stéréotypes touristiques, Jours tranquilles à Venise de Paolo Bacilieri livre un récit où les protagonistes se noient dans le foot, l’alcool et le sexe. Que penser de cette descente aux enfers, artistiquement sublimée par un cadre perçu comme paradisiaque ? La Sérénissime n’est pas que représentation, le temps d’une Mostra, c’est aussi une cité dans laquelle la plupart des habitants tentent d’exister au-delà des clichés. Paolo Bacilieri est l’un des rares à montrer que le chômage, la crise du logement, le coût de la vie, la pollution… frappent Venise, pareillement aux autres villes !
Bien que fille des marais, Venise a toujours enivré le visiteur des effluves de la prévarication. La nature humaine est ainsi faite qu’elle se prête plus à la facilité du vice qu’au labeur de la vertu… En boutiquière avisée, la Cité en a toujours tiré profit et a su faire fructifier un capital patiemment accumulé au cours des siècles. Mais, au-delà d’une mercantile lubricité élevée au rang de culture d’État, la Dominante - comme elle plaisait à se nommer - cultivait avec jalousie une indépendance parfois chèrement acquise. Il n’est donc pas extraordinaire de retrouver dans les pratiques de ses habitants cette propension à s’opposer aux règles d’une bienséance morale longtemps sous dominance romaine. Si, de nos jours, la ville s’est refait une virginité et est devenue (avec Paris) l’une des destinations prisées des amoureux et non plus le bordel de l’Europe (!), l’Amour reste - sous une forme ou une autre - toujours objet de transaction… Perpétuant le modèle à l’infini, chacun participe à sa manière à l’immuabilité des choses. Mais la Sérénissime ne peut se résumer à quelques pâmoisons sciemment mises en scène : elle possède bien d’autres attraits qui invitent à sa découverte.
Crédits illustrations :
© Leone Frollo pour Mona Street
© Glénat 1979 - Dupuis pour Pantzie
© Lele Vianello pour Lunes Vénitiennes
© Matteo Alemanno pour Marina
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