lundi 17 août 2015

VENISE (2/4)


Deuxième volet sur Venise dans la bande dessinée. Après avoir abordé son aspect libidineux et libertin, attachons-nous au mystère qui nimbe ses canaux. 


Venise l’imaginaire

En cette terre d’eaux propices à la brume, le moindre lieu commun est susceptible d’enflammer les imaginations les moins fertiles. Venise sait échapper à toute rationalité et, peut-être plus qu’ailleurs, le surnaturel peut prétendre ici à se dissimuler derrière chaque pierre. Faut-il y voir là, l’une des conséquences d’un travail minutieux sur elle-même et sur les esprits ou, plus pragmatiquement, si le mot possède ici un sens, le fait qu’elle a longtemps été la porte entre l’Orient et l’Occident, le siège de maintes tractations, un passage où toutes les cultures commerçaient et échangeaient de tout ? Intrinsèquement, Venise porte en elle le sceau du secret qu’elle cultive comme un dogme ! Venise est une Diva qui laisse libre cours à toutes les spéculations pour peu qu’elle en soit le centre. Rien d’étonnant, donc, à ce que les plus folles rumeurs y circulent… 


L’exemple le plus emblématique est sans conteste celui du plus illustre des marins de papier, que les dieux de la mer et du hasard amenèrent sur la Piazzetta. Sur fond de montée du fascisme dans l’Italie des années 20, l’onirique Fable de Venise est à lui seul un véritable condensé de l’ésotérisme lagunaire. Chasse au trésor prétexte à toutes les rencontres, cette déambulation à travers la magie du temps et des hommes est certainement l’album le plus intemporel et poétique, voire personnel, d’Hugo Pratt. Sous le crayon du Maestro, Corto Maltese va et vient dans ce récit selon son envie et Venise devient un personnage qui habite chaque planche, influe sur la destinée de chaque protagoniste. Dans un registre différent, mais tout aussi graphiquement réussi, cette propension à la fantasmagorie se retrouve dans le troisième volet de La licorne. Ici, Mathieu Gabella intègre pleinement l’iconographie vénitienne à son univers de Fantasy historique pour proposer un album fait de complots et d’êtres fantastiques, à l’image de cette hydre de pierre qui se substitue à la forêt lagunaire pour soutenir le palais dogal. Avec ces deux exemples, Venise démontre qu’elle possède cette caractéristique rare d’alimenter son propre mythe en de multiples variations au gré des envies de ceux qui écrivent, dessinent, filment, sculptent ou peignent sur elle ou pour elle.

Mais l’imagination peut également s’enflammer sans recourir aux artifices graphiques ou aux effets de style ! Le long des fondamente, elle permet quelques entorses au quotidien. Il devient alors facile pour un scénariste de transcender l’ordinaire pour le rendre extraordinaire. À titre d’illustration, il peut être évoqué Venise Hantée, polar néo-victorien qui, grâce à ses encrages et ses jeux d’ombres, confère une dimension dramatique aux façades de palais derrière lesquelles chacun subodore, à déraison, le pire ! Ici, tout est suggéré, rien n’est encore démontré, le mécanisme narratif est bien rodé, jouant plus sur de fausses apparences que sur l’évidence ! Cette disposition aux faux-semblants se retrouve, sous une autre forme, chez Warnauts et Raives avec leurs Suites vénitiennes où se mélangent récit historique, enquête policière et spiritisme. Cette série en neuf volets restitue toute l’atmosphère d’un XVIIIe siècle plus vrai que nature où noblesse licencieuse, machination d’État, fils et filles maudits et incantations forment un cocktail des plus plaisants et renvoient une image de Venise telle que chacun se plait à l’imaginer. Car, qu’on le veuille ou non, la Sérénissime aiguise les fantaisies les plus folles, les interdits de toute nature. Derrière les masques de carnaval ou les architectures finement travaillées, chacun aime s’imager l’inimaginable.
Ainsi en est-il de l’excellent La mort dans les yeux de Darko Macan et Danijel Zezelj]. Il y est question, toujours sur fond de montée du fascisme mussolinien, d’amour, de possession, de passé et de présent trouble, de haine… La violence et la folie qui émanent de ce récit en font une œuvre inclassable qui, par la puissance du noir et blanc comme l’épaisseur des encrages, aurait, en des temps d’Inquisition, fini sur le bucher. Venise tolère les excentricités à défaut de les permettre, pour peu qu’elles lui restent profitables…

Nombreux sont donc les auteurs qui posent leur récit dans la lagune et utilisent son aura mystérieuse pour y développer des histoires qui ne se valent pas toutes…. Faut-il voir là une facilité scénaristique ou un indicible attrait pour les choses vénitiennes ? Peut-être les deux, selon les albums auxquels il est fait référence ! Si pour le cinquantième épisode des aventures de Bob Morane, Le pharaon de Venise, le doute n’est pas permis et fait regretter que des arbres soient sacrifiés pour cela, le verdict est différent pour Bianca de You et Alexine qui voit une jeune vénitienne tenter de lutter contre l’atavisme familial qui ferait d’elle … une sorcière. Magdalena de Desberg et Will s'en sort également très bien, mettant aux prises Tif et Tondu avec une poupée mécanique qui les envoie dans une ville peuplée d’automates aux allures de carnavaliers…


Venise cultive le mystère et sait sciemment s’en draper, ne serait-ce que pour susciter la curiosité. Depuis plusieurs siècles, un mécanisme culturel parfaitement au point concoure à entretenir la confusion. Toutefois, ne nous y trompons pas, Venise est idéalisée plus que ne peut l’être aucune autre ville au monde, sauf peut-être New York et Paris. S’il est peut-être agréable d’aller toujours plus en avant dans les contrées sans fin de l’imagination, il ne faut pas oublier que Venise ne subsiste dans les esprits tant que sa matérialité défie le temps et les eaux. Force est donc de constater que loin de l’idéalité des guides touristiques, il faut avoir la foi solidement chevillée au corps pour vivre dans une ville musée aux loyers exorbitants, étouffée par des nuées de touristes qui lui sont pourtant vitaux.


Prochain article : Venise, un vaisseau de pierre…



Crédits illustrations :  
© Hugo Pratt  pour Fable de Venise
© © Warnauts et Raives pour Les suites vénitiennes
© You pour Bianca

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