Deuxième volet sur Venise dans la bande dessinée. Après avoir abordé son aspect libidineux et libertin, attachons-nous au mystère qui nimbe ses canaux.
Venise l’imaginaire
En cette terre d’eaux propices à la
brume, le moindre lieu commun est susceptible d’enflammer les
imaginations les moins fertiles. Venise sait échapper à toute
rationalité et, peut-être plus qu’ailleurs, le surnaturel peut prétendre
ici à se dissimuler derrière chaque pierre. Faut-il y voir là, l’une
des conséquences d’un travail minutieux sur elle-même et sur les esprits
ou, plus pragmatiquement, si le mot possède ici un sens, le fait
qu’elle a longtemps été la porte entre l’Orient et l’Occident, le siège
de maintes tractations, un passage où toutes les cultures commerçaient
et échangeaient de tout ? Intrinsèquement, Venise porte en elle le sceau
du secret qu’elle cultive comme un dogme ! Venise est une Diva qui
laisse libre cours à toutes les spéculations pour peu qu’elle en soit le
centre. Rien d’étonnant, donc, à ce que les plus folles rumeurs y
circulent…
L’exemple le plus emblématique est sans conteste
celui du plus illustre des marins de papier, que les dieux de la mer et
du hasard amenèrent sur la Piazzetta. Sur fond de montée du
fascisme dans l’Italie des années 20, l’onirique Fable de Venise est à lui seul un véritable condensé de l’ésotérisme
lagunaire. Chasse au trésor prétexte à toutes les rencontres, cette
déambulation à travers la magie du temps et des hommes est certainement
l’album le plus intemporel et poétique, voire personnel, d’Hugo Pratt.
Sous le crayon du Maestro, Corto Maltese va et vient dans ce récit selon
son envie et Venise devient un personnage qui habite chaque planche,
influe sur la destinée de chaque protagoniste. Dans un registre
différent, mais tout aussi graphiquement réussi, cette propension à la
fantasmagorie se retrouve dans le troisième volet de La licorne. Ici, Mathieu Gabella intègre pleinement
l’iconographie vénitienne à son univers de Fantasy historique pour
proposer un album fait de complots et d’êtres fantastiques, à l’image de
cette hydre de pierre qui se substitue à la forêt lagunaire pour
soutenir le palais dogal. Avec ces deux exemples, Venise démontre
qu’elle possède cette caractéristique rare d’alimenter son propre mythe
en de multiples variations au gré des envies de ceux qui écrivent,
dessinent, filment, sculptent ou peignent sur elle ou pour elle.
Mais l’imagination peut également s’enflammer sans recourir aux
artifices graphiques ou aux effets de style ! Le long des fondamente,
elle permet quelques entorses au quotidien. Il devient alors facile pour
un scénariste de transcender l’ordinaire pour le rendre extraordinaire.
À titre d’illustration, il peut être évoqué Venise Hantée, polar néo-victorien qui, grâce à ses
encrages et ses jeux d’ombres, confère une dimension dramatique aux
façades de palais derrière lesquelles chacun subodore, à déraison, le
pire ! Ici, tout est suggéré, rien n’est encore démontré, le mécanisme
narratif est bien rodé, jouant plus sur de fausses apparences que sur
l’évidence ! Cette disposition aux faux-semblants se retrouve, sous une
autre forme, chez Warnauts et Raives avec leurs Suites vénitiennes où se mélangent récit historique, enquête
policière et spiritisme. Cette série en neuf volets restitue toute
l’atmosphère d’un XVIIIe siècle plus vrai que nature où noblesse
licencieuse, machination d’État, fils et filles maudits et incantations
forment un cocktail des plus plaisants et renvoient une image de Venise
telle que chacun se plait à l’imaginer. Car, qu’on le veuille ou non, la
Sérénissime aiguise les fantaisies les plus folles, les interdits de
toute nature. Derrière les masques de carnaval ou les architectures
finement travaillées, chacun aime s’imager l’inimaginable.
Ainsi en est-il de l’excellent La mort dans les yeux de Darko Macan et Danijel Zezelj]. Il y
est question, toujours sur fond de montée du fascisme mussolinien,
d’amour, de possession, de passé et de présent trouble, de haine… La
violence et la folie qui émanent de ce récit en font une œuvre
inclassable qui, par la puissance du noir et blanc comme l’épaisseur des
encrages, aurait, en des temps d’Inquisition, fini sur le bucher.
Venise tolère les excentricités à défaut de les permettre, pour peu
qu’elles lui restent profitables…
Nombreux sont donc les
auteurs qui posent leur récit dans la lagune et utilisent son aura
mystérieuse pour y développer des histoires qui ne se valent pas
toutes…. Faut-il voir là une facilité scénaristique ou un indicible
attrait pour les choses vénitiennes ? Peut-être les deux, selon les
albums auxquels il est fait référence ! Si pour le cinquantième épisode
des aventures de Bob Morane, Le pharaon de Venise, le doute n’est pas permis et fait
regretter que des arbres soient sacrifiés pour cela, le verdict est
différent pour Bianca de You et
Alexine qui voit une jeune vénitienne tenter de lutter contre l’atavisme
familial qui ferait d’elle … une sorcière. Magdalena de
Desberg et Will s'en sort également très bien, mettant aux prises Tif
et Tondu avec une poupée mécanique qui les envoie dans une ville peuplée
d’automates aux allures de carnavaliers…
Venise cultive le
mystère et sait sciemment s’en draper, ne serait-ce que pour susciter la
curiosité. Depuis plusieurs siècles, un mécanisme culturel parfaitement
au point concoure à entretenir la confusion. Toutefois, ne nous y
trompons pas, Venise est idéalisée plus que ne peut l’être aucune autre
ville au monde, sauf peut-être New York et Paris. S’il est peut-être
agréable d’aller toujours plus en avant dans les contrées sans fin de
l’imagination, il ne faut pas oublier que Venise ne subsiste dans les
esprits tant que sa matérialité défie le temps et les eaux. Force est
donc de constater que loin de l’idéalité des guides touristiques, il
faut avoir la foi solidement chevillée au corps pour vivre dans une
ville musée aux loyers exorbitants, étouffée par des nuées de touristes
qui lui sont pourtant vitaux.
Prochain article : Venise, un vaisseau de pierre…
Crédits illustrations :
© Hugo Pratt pour Fable de Venise
© Hugo Pratt pour Fable de Venise
© © Warnauts et Raives pour Les suites vénitiennes
© You pour Bianca
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