lundi 31 août 2015

Aux âmes mal nées, le malheur .....

Ulyse Wincoop : 1. Le dernier des Sioux 
© Gallimard 2015 - Festraëts & Bachelier
Ulysse est né le 29 décembre 1890, jour où son peuple a été exterminé à Wounded Knee…
 
La conquête de l’Ouest revient à la mode et permet à Marion Festraëts d’en développer une facette méconnue à travers la vie d’un papoose. Né Lakota, mais adopté par un couple de colon, Ulysse se refuse à admettre qu’il est différent. Toutefois, le destin qui le ramène auprès de ceux de son sang, lui fera comprendre que, malgré sa couleur de peau, il est là aussi un étranger. Commence alors une longue quête identitaire ; d’Ulysse, il devient Flying Hawk, mais un nom suffit-il pour fuir un passé, pour se construire un avenir ?
 
Ce nouvel album du duo Festraëtst/ Bachelier est l’occasion d’aborder l’extermination méticuleuse dont furent victimes les indiens d’Amérique dans la fin du XIXe, mais pas seulement ! Destinée à un jeune public, cette histoire s’intéresse à d’autres thématiques telles que la mort, l’amour maternel, la tolérance, le remords, l’identité, le regard des autres… Pour ce faire, la journaliste de l’Express développe son récit à la première personne du singulier, amenant implicitement son lectorat à s’identifier à son héros. Aux pinceaux, Benjamin Bachelier impose un dessin semi-réaliste et une colorisation aux teintes douces qui atténue la violence des situations et l’âpreté du sujet, sans pour autant lui enlever sa profondeur. Son trait est juste, à l’unisson du propos de sa scénariste.
 
Reprenant un thème proche de celui de Carlisle, Le dernier des Sioux permettra aux enfants de découvrir que les indiens ne furent pas toujours les méchants… ce qui n’en fait pas pour autant des anges !

Loulou ? C'est moi !

Metropolis : 3. Tome 3

© Delcourt 2015 - Lehman, Serge & De Caneva
« Un thriller uchronique, sombre et dense où la quête de la vérité et de l’amour a le visage de la folie ». Non, il ne s’agit pas de l’accroche du quatrième Millénium, mais de celle du dernier volet en date de Metropolis… Comme quoi, le marketing des uns peut servir aux autres !

Tiré d’un roman jamais publié, Metropolis possède un scénario qui s’appuie sur une véritable réflexion. Serge Lehman a des choses à dire, à faire passer et il ne le fait pas à l’emporte-pièce, mais selon un schéma patiemment élaboré. Le postulat de base du scénariste est en soi très ambitieux : imaginer une Europe qui n’aurait pas connu de Première Guerre mondiale. Pour répondre à cette question, Serge Lehman opte pour une alternative subtile. Plutôt que de se situer dans un contexte purement historique, il change la donne et se pose délibérément dans un référentiel culturel, piochant ses références dans la littérature, la peinture, l’architecture, le cinéma…, le tout baignant dans un néo scientisme « …/… seule forme de vérité que tous les hommes puissent partager…/… », graphiquement, du plus bel effet. 

Mais, cette tétralogie est également un policier à suspense conçu pour déstabiliser le lecteur. Si ce dernier subodore derrière un simple fait divers une machination d’envergure, il ne peut encore en appréhender pleinement ni la nature, ni l’ampleur. Cerise sur le gâteau, le récit se nimbe désormais d’un irrationnel qui vient heurter de plein fouet un script jusqu’à présent très cartésien. En écho, le dessin de Stéphane de Caneva évolue, même s’il garde toujours sa sobriété, aidé en cela par la mise en couleurs de Dimitris Martinos. Délaissant quelque peu la verticalité d’une architecture de plus en plus oppressante, le dessinateur s’attache à exprimer la psyché de ses divers personnages et par la même occasion entraîne son lectorat dans les profondeurs d’une agglomération tentaculaire et, semblait-il, dotée d’une conscience. 

Si le succès en bande dessinée est aléatoire, pour certains albums, scrupuleusement pensés et esthétiquement maîtrisés, il peut aisément se comprendre !

Anomalie(s) en boucle


Infite loop : 1 - L'éveil
 
© Glénat 2015 - Colinet & Charretier
Teddy chasse les anomalies temporelles afin de préserver le futur d’une humanité qui a troqué sa liberté pour une vie de tranquillité ! 

Infinite loop est une belle success-story. Fruit de l’imagination de Pierrick Colinet et du trait d’Elsa Charretier, l’album doit beaucoup à l’enthousiasme de nombreux édinautes. Grâce à la contribution de ces derniers, les jeunes auteurs ont pu mener leur projet au-delà des espérances les plus folles et – pardonner du peu - prendre pied sur le sol américain, la série étant publiée chez IDW depuis avril 2015. Aujourd’hui, Glénat Comics sort une version hard-cover des trois premiers opuscules parus. 

Ceux qui seraient attirés par le côté science-fiction du titre, comme du pitch, seront bien obligés de revoir leur ambition à la baisse. S’il est question d’espace et de temps, ceci n’est en fait qu’un prétexte contextuel pour aborder un sujet plus large : celui du libre-arbitre. À cet effet, Pierrick Colinet imagine une société qui appréhende le sentiment amoureux comme une source de désordre social et le censure, telle une incongruité. En inventant pour son héroïne une liaison avec une attirante anomalie aux cheveux violets, le jeune scénariste fait d’une pierre deux coups, puisque Teddy transgresse les règles sociales et morales de sa société et doit en assumer les conséquences. D’aucuns verront dans Infinite loop un plaidoyer gay et d’une manière plus générale LGBT ! Est-ce l'unique propos ? S'il est vrai qu’au regard des gesticulations du mouvement La Manif pour tous il en reste pour réduire l’amour à une relation socialement sexuée, les amours saphiques de Teddy apparaissent davantage comme une gentille parabole sur la liberté et la possibilité de choisir, qu’un manifeste pro-gay ; bien que l’un n’empêche pas l’autre ! 

À l’image d’une friandise qui, derrière une entame acidulée, laisserait percevoir des notes plus complexes, Elsa Charretier impose un graphisme coloré, souple, épuré. Ses planches sont tour-à-tour dynamiques, inventives, voire sensuelles selon les besoins du scénario et offre un ensemble homogène, graphiquement réussi et plaisant à lire. 

L’éveil est une manière légère d’évoquer, sans en avoir l’air, deux ou trois petites question à caractère existentiel…

mercredi 19 août 2015

VENISE (3/4)


Troisième volet de cette série d'articles consacrée à Venise dans la bande dessinée, où il est question de temps et d'éternité...


Urbanisation des plus improbables, Venise a toujours veillé scrupuleusement à la pérennité de son excellence. Faut-il voir là les signes d’un narcissisme coupable ou d’une gouvernance éclairée ? 


 Venise, un vaisseau de pierre…

Patiemment construite, Venise voit cependant son importance économique puis politique décroître inexorablement à partir du XVIe siècle. La découverte de l’Amérique et l’attrait des épices éloignent le centre de gravité des voies maritimes et du commerce d’une nation qui peine à maintenir sa flotte au niveau de ses ambitions. Parallèlement, la puissance ottomane s’oppose finalement à Venise pour la mainmise des comptoirs méditerranéens et la bataille de Lépante (1571) fait figure de chant du cygne. De toutes parts, l’hégémonie vénitienne est mise à mal et la Cité n'est plus bientôt qu’un état de second plan. Est-ce parce qu’elle ne pouvait se résoudre à disparaître que Venise va chercher à paraître ? L’éternité vénitienne est en marche : seuls Napoléon en 1797 puis les Autrichiens, la freineront un temps. Hommes politiques, peintres, sculpteurs, musiciens, écrivains, riches marchands, tous n’auront de cesse d’élaborer puis de conforter une construction intellectuelle qui fera de ce vaisseau de pierre une ville à nulle autre pareille. Capitalisant sur les trésors d’une prospérité perdue, elle se transforme en épicentre culturel, puis, le temps aidant, en musée à ciel ouvert. Véritable palimpseste artistique, Venise se maintint contre vents et marées dans une théâtralité sans cesse renouvelée. Toutefois, la Dominante est un colosse aux pieds d’argile qui doit, plus que jamais, composer avec les flots.
 


Ce rapport particulier au temps, toute personne visitant Venise l’a ressenti. La bande dessinée n’échappe pas à ce phénomène lorsqu’elle s’attache à la Sérénissime. Venise voit son destin souvent lié à celui de l’Humanité, comme si la décrépitude de l’une était le corollaire de la finitude de l’autre. Ainsi en est-il de Le cryptomère, dixième et dernier volet des Naufragés du temps, et de la série Saria scénarisée par Jean Dufaux. Ces trois albums partagent une même vision apocalyptique de l’espèce humaine. Le fait que l’Homme périclite à Venise n’est pas forcément innocent. La ville ne traverse les époques que grâce aux efforts de ses créateurs qui doivent œuvrer sans cesse à son renouvellement comme à sa sauvegarde. Ingénieux artefact, elle se retrouve irrémédiablement attachée au sort de ses démiurges bâtisseurs. Dans le dernier album des aventures de Christopher Cavalieri, imaginées et dessinées par Jean-Claude Forest et Paul Gillon, il n’est pas surprenant de constater que la ville qui abrite les vestiges terriens d’une humanité plus que chancelante se nomme Veneuse, cousine du XXIXe siècle de notre Venise. Plutôt qu’une mégalopole porteuse de modernité, c’est la Sérénissime qui est choisie pour abriter ce qui reste d’humanité sur Terra, comme si, pour traverser le futur, il fallait s’ancrer profondément dans le passé.  Pour sa part, Jean Dufaux tente dans Saria une mise en abyme scénaristique qui pousse la logique encore plus loin. Le scénariste belge imagine une Venise en l’an 21 d’une ère résolument futuriste en (ré)utilisant les éléments de la scénologie et de l’histoire vénitiennes. Parallèlement, les deux albums, qu’ils soient signées de Paolo Eleuteri Serpieri ou de Riccardo Federici, font preuve d’une maîtrise graphique qui, à leur manière, font écho aux chefs d’œuvre picturaux des scuole de la Lagune et rappellent la dimension artistique autant qu’esthétique de ce vaisseau amiral. Dans un registre qui relève plus du post-apocalyptique que de la science-fiction, Didier Convard et Christian Gine font également de Venise l’un des derniers bastions d’une Europe cloîtrée derrière un mur électromagnétique. Dans Intermezzo et Il Diavolo de la série Neige, ils n’hésitent pas à enfoncer la Sérénissime dans les eaux de sa Lagune, tant et si bien que la population en est réduite à vivre sur le fait des palais dans une précarité toute moyenâgeuse et eugénique. Seul le temps d’une nuit de débauche, masqués, Echassiers et Carnavaliers se mélangent pour s’assurer une descendance. Sur ces deux albums, Didier Convard compose une fiction qui sait intelligemment revisiter ses classiques vénitiens et même aller au-delà, preuve en est des préfaces qui ouvrent chaque opus. Et s’il n’était des élans par trop romantiques d’Almire ou de Cueille-la-mort, le tableau serait plus que convaincant. Dans ces deux exemples, le mythe de la Venise éternelle apparaît dans toute sa fragilité et sa romantique ambiguïté, à la fois éternelle et vouée à disparaître.

D’autres albums se projettent dans le futur de la cité lagunaire, sans pour autant vraiment s’interroger sur le rapport particulier qu’elle entretient avec le temps. Toutefois, il est intéressant de s’arrêter sur deux exemples symptomatiques. Premièrement, Fatal carnaval,, paru en 1994 et signé par Bollée et Valdman. Avec un bonheur tout relatif, les auteurs reprennent les clichés séculiers du XVIIIe siècle et les transposent dans un avenir eugénique et informatisé à outrance. Malgré un scénario pour le moins poussif, la relation symbiotique qu’entretiennent le Temps et l’Humanité à Venise revient presque inconsciemment à travers un compte-à-rebours meurtrier dont l’enjeu final est, cette fois, la renaissance de la civilisation… Sur une thématique tout aussi carnavalesque, qui utilise les stéréotypes avec la volonté affirmée de les revisiter, il faut aussi évoquer Aaarg !, album du quatuor Ralph, Edith, Cromwell et Riff Reb's. S’il n’est pas question de fin du monde, mais bien « …/… d’une cité ancienne dont les nombreux canaux charrient les traditions figées d’un passé oublié, dans le cadre clinquant d’une carte postale surannée…/… », la relation au temps, ne serait-ce que par l’impossibilité de situer temporellement l’album, existe bel et bien. Dans ce futur qui a inventé l’Antigrav system et Venuse-sur-mer, charmante ville aux palais sur pilotis, Sergei Waldi hante les bas-fonds d’une société qui se perd dans son traditionnel carnaval d’Équinoxe. Traité de manière totalement déjantée par des auteurs qui n’épargnent ni leur peine ni leur imagination, cet album reprend lui aussi - en la transposant sous d’autres temporalités - l’iconographie d’un dix-huitième vénitien futile et inconscient qui danse pendant qu’il sombre. Toutefois, que personne ne s’y trompe ! Derrière cette apparente inconsistance se cache un mercantilisme qui fait feu de tout bois. Car n’oublions pas que si le Carnaval est une figure omniprésente dans la culture et l’imagerie vénitienne, il l’est également pour son économie. Pour l’anecdote, rappelons que Venise inventa très tôt le tourisme de masse puisque, comme le relatait déjà Montesquieu en 1728, plus de 35.000 personnes accouraient de toute l’Europe pour profiter de ses fêtes, des casinos et des charmes des courtisanes… Enfin, pourquoi ne pas évoquer Echec et automates ? Plus poétique, cette série renvoie toujours à cette notion de temporalité avec ces horloges arrêtées, ces canaux vides et ces forêts qui tutoient désormais le ciel, autant d’éléments constitutifs de la scénographie vénitienne. Si cette fable de Philippe Segard et Arnaud Quéré se démarque par la forme des œuvres précédentes, elle ne peut se soustraire sur le fond à la promiscuité que Venise entretient avec le temps, la tentation de l’éternité… et la mort de toute chose.
 

Surgie du néant, en des temps où la mémoire se perd, Venise a patiemment construit sa propre histoire pour faire croire à son éternité, cultivant ainsi l’impression d’une persistante jeunesse. Mais la réalité est plus complexe, car l’éternité de Venise est également une construction intellectuelle pour assurer sa pérennité. Pourtant, à déambuler dans ses ruelles ou glisser sur ses canaux, le promeneur prend conscience que Venise est mortelle. Phénix urbain à l’image de son théâtre, Venise est une vielle dame qui s’épuise dans la conservation d’une splendeur passée qu’elle entretient avec de couteux lifting. La singularité de Venise est de n’entrevoir son futur qu’au travers de son passé. En cela, elle constitue une anti-ville dans la mesure où, pour exister, une urbanité doit sans cesse recomposer son tissu urbain, quitte à recycler les anciens éléments pour en concevoir de nouveaux. De fait, Venise est une ville sanctuarisée, figée dans une certaine forme d’excellence ! Curieusement, bien peu arrivent à s’extraire de ce schéma de pensée et à imaginer une New Venise faite de palais d’acier, aux murs en verre de Murano… Aujourd’hui, la Sérénissime devient un musée ouvert aux marchands du temple, une ville qui se vide de ses habitants, la représentation d’un passé fantasmé : un décor. 



Prochain (et dernier) article : Le décorum vénitien...


Crédits illustrations : 
© Paolo Eleuteri Serpieri pour Saria
© Cromwell et Riff Reb's pour Aaarg !

mardi 18 août 2015

Last but not least...

Les argonautes : 2. La mer du destin

© Glénat 2015 : Djian & Ryser
L’épopée continue pour les derniers Argonautes, jouets de forces qu’ils subissent telles de pauvres marionnettes. Les Dieux n’épargnent aucun tourment à ceux qui les adorent…

Si le rythme et les rebondissements de tout ordre emmaîllent ce deuxième opus et constituent autant de jalons piochés dans la mythologie hellénique, il est difficile d’entrevoir la finalité d’un récit où une partie des héros s’éclipse prématurément… ! Quoi qu’il en soit cet album de transition, est l’occasion pour Nicolas Ryser de faire évoluer son dessin vers plus d’abstraction et de donner à sa mise en couleur un réel pouvoir narratif. 

L’Argo pénètre dans les brumes d’Hyperborée…Suite et fin dans L'Orbe du Monde.

lundi 17 août 2015

VENISE (2/4)


Deuxième volet sur Venise dans la bande dessinée. Après avoir abordé son aspect libidineux et libertin, attachons-nous au mystère qui nimbe ses canaux. 


Venise l’imaginaire

En cette terre d’eaux propices à la brume, le moindre lieu commun est susceptible d’enflammer les imaginations les moins fertiles. Venise sait échapper à toute rationalité et, peut-être plus qu’ailleurs, le surnaturel peut prétendre ici à se dissimuler derrière chaque pierre. Faut-il y voir là, l’une des conséquences d’un travail minutieux sur elle-même et sur les esprits ou, plus pragmatiquement, si le mot possède ici un sens, le fait qu’elle a longtemps été la porte entre l’Orient et l’Occident, le siège de maintes tractations, un passage où toutes les cultures commerçaient et échangeaient de tout ? Intrinsèquement, Venise porte en elle le sceau du secret qu’elle cultive comme un dogme ! Venise est une Diva qui laisse libre cours à toutes les spéculations pour peu qu’elle en soit le centre. Rien d’étonnant, donc, à ce que les plus folles rumeurs y circulent… 


L’exemple le plus emblématique est sans conteste celui du plus illustre des marins de papier, que les dieux de la mer et du hasard amenèrent sur la Piazzetta. Sur fond de montée du fascisme dans l’Italie des années 20, l’onirique Fable de Venise est à lui seul un véritable condensé de l’ésotérisme lagunaire. Chasse au trésor prétexte à toutes les rencontres, cette déambulation à travers la magie du temps et des hommes est certainement l’album le plus intemporel et poétique, voire personnel, d’Hugo Pratt. Sous le crayon du Maestro, Corto Maltese va et vient dans ce récit selon son envie et Venise devient un personnage qui habite chaque planche, influe sur la destinée de chaque protagoniste. Dans un registre différent, mais tout aussi graphiquement réussi, cette propension à la fantasmagorie se retrouve dans le troisième volet de La licorne. Ici, Mathieu Gabella intègre pleinement l’iconographie vénitienne à son univers de Fantasy historique pour proposer un album fait de complots et d’êtres fantastiques, à l’image de cette hydre de pierre qui se substitue à la forêt lagunaire pour soutenir le palais dogal. Avec ces deux exemples, Venise démontre qu’elle possède cette caractéristique rare d’alimenter son propre mythe en de multiples variations au gré des envies de ceux qui écrivent, dessinent, filment, sculptent ou peignent sur elle ou pour elle.

Mais l’imagination peut également s’enflammer sans recourir aux artifices graphiques ou aux effets de style ! Le long des fondamente, elle permet quelques entorses au quotidien. Il devient alors facile pour un scénariste de transcender l’ordinaire pour le rendre extraordinaire. À titre d’illustration, il peut être évoqué Venise Hantée, polar néo-victorien qui, grâce à ses encrages et ses jeux d’ombres, confère une dimension dramatique aux façades de palais derrière lesquelles chacun subodore, à déraison, le pire ! Ici, tout est suggéré, rien n’est encore démontré, le mécanisme narratif est bien rodé, jouant plus sur de fausses apparences que sur l’évidence ! Cette disposition aux faux-semblants se retrouve, sous une autre forme, chez Warnauts et Raives avec leurs Suites vénitiennes où se mélangent récit historique, enquête policière et spiritisme. Cette série en neuf volets restitue toute l’atmosphère d’un XVIIIe siècle plus vrai que nature où noblesse licencieuse, machination d’État, fils et filles maudits et incantations forment un cocktail des plus plaisants et renvoient une image de Venise telle que chacun se plait à l’imaginer. Car, qu’on le veuille ou non, la Sérénissime aiguise les fantaisies les plus folles, les interdits de toute nature. Derrière les masques de carnaval ou les architectures finement travaillées, chacun aime s’imager l’inimaginable.
Ainsi en est-il de l’excellent La mort dans les yeux de Darko Macan et Danijel Zezelj]. Il y est question, toujours sur fond de montée du fascisme mussolinien, d’amour, de possession, de passé et de présent trouble, de haine… La violence et la folie qui émanent de ce récit en font une œuvre inclassable qui, par la puissance du noir et blanc comme l’épaisseur des encrages, aurait, en des temps d’Inquisition, fini sur le bucher. Venise tolère les excentricités à défaut de les permettre, pour peu qu’elles lui restent profitables…

Nombreux sont donc les auteurs qui posent leur récit dans la lagune et utilisent son aura mystérieuse pour y développer des histoires qui ne se valent pas toutes…. Faut-il voir là une facilité scénaristique ou un indicible attrait pour les choses vénitiennes ? Peut-être les deux, selon les albums auxquels il est fait référence ! Si pour le cinquantième épisode des aventures de Bob Morane, Le pharaon de Venise, le doute n’est pas permis et fait regretter que des arbres soient sacrifiés pour cela, le verdict est différent pour Bianca de You et Alexine qui voit une jeune vénitienne tenter de lutter contre l’atavisme familial qui ferait d’elle … une sorcière. Magdalena de Desberg et Will s'en sort également très bien, mettant aux prises Tif et Tondu avec une poupée mécanique qui les envoie dans une ville peuplée d’automates aux allures de carnavaliers…


Venise cultive le mystère et sait sciemment s’en draper, ne serait-ce que pour susciter la curiosité. Depuis plusieurs siècles, un mécanisme culturel parfaitement au point concoure à entretenir la confusion. Toutefois, ne nous y trompons pas, Venise est idéalisée plus que ne peut l’être aucune autre ville au monde, sauf peut-être New York et Paris. S’il est peut-être agréable d’aller toujours plus en avant dans les contrées sans fin de l’imagination, il ne faut pas oublier que Venise ne subsiste dans les esprits tant que sa matérialité défie le temps et les eaux. Force est donc de constater que loin de l’idéalité des guides touristiques, il faut avoir la foi solidement chevillée au corps pour vivre dans une ville musée aux loyers exorbitants, étouffée par des nuées de touristes qui lui sont pourtant vitaux.


Prochain article : Venise, un vaisseau de pierre…



Crédits illustrations :  
© Hugo Pratt  pour Fable de Venise
© © Warnauts et Raives pour Les suites vénitiennes
© You pour Bianca

Américan dream...

Buffalo runner
 
© Rue de Sèvres 2015 - Oger
En 1896, sur le chemin qui même à la Californie et ses mirages, la mort rôde derrière chaque caillou, et Ed Fisher ne peut sauver la terre entière…. 

Loin des clichés hollywoodiens, Tiburce Oger emmène le lecteur sur les pistes d’un Ouest qui n’a rien d’idyllique. Sous sa plume, la conquête du rêve américain prend des allures de massacre et de génocide organisé. Nul jugement dans cet album, uniquement le récit d’une vie et de ses erreurs. À travers le destin d’Ed, c’est celui d’une nation en construction qu’aborde le dessinateur de La forêt. 

Visiblement bien documenté, Tiburce Oger décrit une époque où tous les rêves, comme les abus, étaient possibles. Portés par la conviction que ce que les Indiens n’avaient su prendre, leur revenait, les pionniers ont consciemment exterminé ces derniers, les repoussant jusque dans des réserves… Entre longs flashbacks sur une existence tumultueuse et souvent en impasse, et une nuit qui à elle seule permet de la résumer, Buffalo runner offre un récit épique et humain, avec cette dose d’amertume finale qui ne fait pas forcement croire en des lendemains qui chantent. 

Il n’en reste pas moins une très jolie histoire, superbement dessinée.

vendredi 14 août 2015

VENISE (1/4)



Premier article d'une série de quatre consacrée à Venise dans la bande dessinée

 
Rares sont les villes qui rayonnent au-delà des frontières et des siècles en suscitant encore et toujours l’engouement de leurs contemporains. Venise est indéniablement l’une d’elles ! À l’instar de ses homologues, le 9e Art s’est fait l’interprète de ce particularisme. Pourtant, du fait de sa relative jeunesse, la bande dessinée n'offre-t-elle pas un regard qui diffère de celui proposé par les autres médias ? Si la question n’est pas essentielle, elle n’en est pas pour autant dénuée d’intérêt au regard de certaines productions récentes. Aussi, à travers quelques exemples, partialement sélectionnés, tenterons-nous d’appréhender l’image que dessinateurs et scénaristes transmettent de la Sérénissime. À de rares exceptions, ces derniers restituent un modèle patiemment construit à travers les âges et, de fait, profondément ancré dans l’inconscient collectif. Ainsi, un survol des parutions des cinquante dernières années démontre que le propos se limite bien (trop) souvent à l’évocation fantasmée et sulfureuse de ses mœurs dissolues ou à la mystérieuse intemporalité des lieux …! Mais pouvait-il en être autrement ?

 
Venise Libertine !

Seule, perdue au milieu des eaux, Venise a su (très rapidement) conquérir les flots et devenir, dès le Xe siècle, une cité prospère grâce à son sens aigu du négoce. Ce port cosmopolite, par lequel transitaient les trésors venus du pourtour méditerranéen et souvent bien au-delà, vit très tôt se développer un commerce vieux comme le monde : la prostitution. Initialement circonscrite au Rialto, l’activité fut recentrée en 1390 au sein du Castelletto dans le Sestiere de San Polo. Elle devint rapidement si florissante que, cent ans plus tard, pas moins de 11.000 femmes de petite vertu étaient officiellement recensées pour une population de quelque deux cent mille âmes. Véritable institution, possédant sa hiérarchie et ses endroits emblématiques comme le fameux ponte delle Tette (littéralement le "pont des Tétons"), le commerce des charmes connut ici une déclinaison particulière : le libertinage. Élevé au rang d’art de vivre, malgré une législature coercitive et une foi prégnante, cette pratique est indiciblement associée aux mœurs vénitiennes et la bande dessinée, à sa manière, continue d’en perpétuer l’image licencieuse autant que stéréotypée.

Ouvrons le bal avec Les Malheurs de Janice de Bernard Joubert et Robin Ray (alias Erich Von Götha) et, plus particulièrement, son quatrième volet intitulé Voyage à Venise. Relevant plus de la pornographie que de l’érotisme, cet ouvrage fait de la cité lacustre un alibi moral pour une nymphomane en mal d’extase. La Sérénissime y est donc dépeinte, en cette fin du XVIIIe siècle, comme un lupanar à ciel ouvert ; ce qu’elle fut ! La ville se trouve cependant réduite au rang de faire-valoir et son architecture ne transparaît qu’au travers d’une petite quinzaine de vignettes. Si Venise n’a pas l’exclusivité de tels comportements, elle constitue cependant une enclave où nombre de fantasmes (même les plus extrêmes) peuvent s’épanouir pour peu de manier l’entregent avec discernement ! Afin de varier les plaisirs, les amateurs de délices alliant perversité et esthétisme trouveront avec une jeune américaine de la Côte Ouest un réel sujet de satisfaction. Parues entre 1988 et 1993 aux éditions Dominique Leroy, les aventures de cette fille de bonne famille permirent à Leone Frollo de se faire, enfin, connaître Mona (qui en italien désigne malicieusement le sexe féminin !) Street ne pouvait pas manquer, elle non plus, d’arpenter les calli.Dans Mona à Venise, la fausse ingénue met à profit une conspiration d’opérette pour donner libre cours à ses phantasmes. Si tous les clichés du genre se retrouvent au service d’une histoire cousue de fil blanc et au graphisme très 20’s, l’ancien architecte reconverti dans il fumetti per adulti connaît trop bien Venise pour céder à la facilité ou au trivial. Leone Frollo est de ces auteurs dont l’élégance et la finesse de trait séduisent, tout particulièrement sur ses compositions rarement encrées, toutes d’un crayonné vaporeux mais précis. Sachant mieux que quiconque mettre en avant les lignes architecturales de sa sybaritique ragazza, il donne à cette dernière - comme à la cité lacustre - cette même distinction frivole et charnelle. Dans un registre similaire, et plus récent, il faut évoquer Sophia, thriller érotico-mystique signé par Adriano De Vincentiis, dont l’intérêt doit beaucoup à la plastique parfaite de son héroïne. Sur ce triptyque, Venise sert seulement d’écrin à la jolie héritière Delamore, sexy à damner un saint, immensément riche et utilisant son corps au gré de ses envies. Personnage principal et ville sont toutefois à l'unisson, l’une perpétuant la réputation de l’autre.

Vouloir évoquer les mœurs vénitiennes sans aborder les productions dites « pour adultes » relèverait de la faute. Curieusement, les petits formats, du moins français, faisant explicitement référence à Venise sont relativement rares. Ainsi est-il possible de citer Mic-mac à Venise des éditions du Bois de Boulogne, petit opuscule publié en 1977 puis tombé dans l’oubli, ou bien encore l’anachronique Pantzie que Pierre Dupuis, plus inspiré, plonge dans une histoire abracadabrantesque où il est question de pétrole, de gondoles et de jeunes femmes dénudées. Chez Elvifrance, il convient de citer Isabella, hybridation de Michèle Mercier et de Brigitte Bardot qui, au cours de cent trois épisodes, eut tout loisir d’explorer les voies de la volupté, notamment lors de ses escales en Vénétie telles Le sceau de feu ou La Justice des Dix. Toujours chez Elvifrance, grand pourvoyeur d’ingénues faiblement vêtues, outre Un vampire à Venise ou Lucifera, pourquoi ne pas passer quelques instants en compagnie de l’ineffable Zara la vampire avec l’épisode intitulé Les vampires à Venise paru en octobre 1977 ? Cette BDnovella de cent cinquante-neuf titres, d’origine italienne (Zora la vampira), publiée en Italie entre 1972 et 1985, puis en France de 1975 à 1987, ne brille pas par la profondeur de ses scénarii, mais l’intérêt pour le lecteur des années 80 était ailleurs... du moins dans la mesure où la censure le permettait. Dans le cas présent, la ville apparaît tout de même au travers de quelques façades de Ca’, de ses gondoles… et d’un tableau de Canaletto ! Les desseins de l’Art sont parfois, à l’instar de certaines voies, impénétrables. Pour toutes ces comic’s girls affranchies mais esclaves de leurs sens, Venise fait figure d’étape obligée de leur Grand Tour sexuel.

Si Venise n’inventa pas la perversité, elle contribua à en développer nombre de ses formes. Ainsi en est-il des mœurs pour le moins dissolues de son aristocratie comme de certaines congrégations religieuses. Au travers des siècles, légion sont les exemples d’ecclésiastiques ou de religieuses qui s'offrirent à leurs contemporain(e)s avec une ferveur qui n’avait rien de spirituel. Il faut vraisemblablement y voir l’action conjointe des lettres du Président de Brosse et d’une pratique séculaire et malheureusement universelle qui consistait à mettre (pour toutes sortes de raisons) les cadettes en religion. Ces malmonacate ("mal entrées au couvent") et la ferveur locale pour les choses du beau sexe firent certainement le reste. De fait, les chroniques de l’époque se délectèrent de ces conduites peu orthodoxes… Lele Vianello, avec Lunes vénitiennes, a su évoquer - lui aussi - de telles pratiques tout en évitant, en Vénitien averti qu’il est, de s’échouer sur les hauts fonds des convenances. Ainsi cet album conte-t-il, pour partie, la liaison d’un certain Casanova - sur lequel nous ne saurions oublier de revenir dans quelque temps - avec une mère supérieure. Ici, cette liaison aux relents de soufre apparaît naturellement assumée et prend des allures de romance. Les séquences au couvent, traitées avec un dépouillement graphique presque abstrait, dégagent une sérénité qui contraste fortement avec les larges aplats de noir qui habitent le reste du récit. Subtilement, Vianelo, en refusant de sombrer dans le voyeurisme, fait de cette transgression une relation amoureuse qui tranche singulièrement avec l’image de séducteur patenté de son héros. 

Autre facette emblématique de la luxure vénitienne : les courtisanes. Apparues au cours du XVIe siècle, celles-ci prirent au cours des décennies suivantes une place qui, bien que relevant de la petite histoire, façonna la grande. Ces dernières, bien qu’inscrites au catalogue officiel de la ville, avaient toute latitude pour choisir leur protecteur. L’une des plus célèbres est sans conteste Veronica Franca. Cette femme de lettres, alliant les grâces du cœur, du corps et de l’esprit, amena - dit-on - dans son lit Le Tintoret et le duc de Valois (futur Henri III). Ce modèle de la femme libre et séduisante se retrouve dans le diptyque La Vénitienne sous les traits de Constantza, nièce du doge. Dense et un rien touffue, l’histoire concoctée par Patrice Ordas et Laurent Gnoni offre une vision du Quatrocento vénitien qui possède le mérite de laisser entrevoir une autre Venise, celle où les mœurs dissolues et le machiavélisme de ses édiles se répercutent dans toutes les strates de la société. Sur ce sujet, il faut garder à l’esprit que la République se forgeât obstinément autant que patiemment une image idyllique d’honorabilité, parfois fort éloignée de la réalité.Résultat d’une communication savamment orchestrée au fil des siècles, la médaille avait un revers aussi sombre que la face était éclatante. À ce titre, bien peu d’albums osent montrer Venise sous un jour qui ne lui soit pas favorable, sauf peut-être Marina et, dans un registre plus contemporain, Jours tranquilles à Venise. Chacun, dans un répertoire très différent, dépeint un autre visage de Venise, moins connu mais pas moins intéressant. Malgré la manière dont il aborde son sujet, Marina est un hommage à la cité lagunaire, celle du Trecento, alors qu’elle accédait à son apogée. Mais plutôt qu’une vision aseptisée et entendue, Zidrou préfère une approche plus réaliste, moins manichéenne, qui fait écho à la violence de l’époque. Devenir la Repubblica marittima par excellence et rivaliser avec l'empire ottoman pour la maîtrise de la Méditerranée ne se fit pas sans un certain pragmatisme politique et un minimum de scrupules. Si San Marco éblouissait le monde de ses fastes, les bouges de San Polo ou les pourtours de l’Arsenale grouillaient d’une faune interlope prompte à s’entretuer pour le moindre ducat. En cela, le trait comme la mise en couleurs de Matteo offrent un résultat visuel à la fois émouvant et oppressant, certainement plus proche de la réalité quotidienne du XVe siècle que la perception de Gilles Chaillet dans Vasco ou d’Hughes Payen dans Jhen. Un autre album renvoie une image, certes plus contemporaine, mais encore plus noire, voire glauque, de la Sérénissime. À mille lieues des stéréotypes touristiques, Jours tranquilles à Venise de Paolo Bacilieri livre un récit où les protagonistes se noient dans le foot, l’alcool et le sexe. Que penser de cette descente aux enfers, artistiquement sublimée par un cadre perçu comme paradisiaque ? La Sérénissime n’est pas que représentation, le temps d’une Mostra, c’est aussi une cité dans laquelle la plupart des habitants tentent d’exister au-delà des clichés. Paolo Bacilieri est l’un des rares à montrer que le chômage, la crise du logement, le coût de la vie, la pollution… frappent Venise, pareillement aux autres villes ! 

Bien que fille des marais, Venise a toujours enivré le visiteur des effluves de la prévarication. La nature humaine est ainsi faite qu’elle se prête plus à la facilité du vice qu’au labeur de la vertu… En boutiquière avisée, la Cité en a toujours tiré profit et a su faire fructifier un capital patiemment accumulé au cours des siècles. Mais, au-delà d’une mercantile lubricité élevée au rang de culture d’État, la Dominante - comme elle plaisait à se nommer - cultivait avec jalousie une indépendance parfois chèrement acquise. Il n’est donc pas extraordinaire de retrouver dans les pratiques de ses habitants cette propension à s’opposer aux règles d’une bienséance morale longtemps sous dominance romaine. Si, de nos jours, la ville s’est refait une virginité et est devenue (avec Paris) l’une des destinations prisées des amoureux et non plus le bordel de l’Europe (!), l’Amour reste - sous une forme ou une autre - toujours objet de transaction… Perpétuant le modèle à l’infini, chacun participe à sa manière à l’immuabilité des choses. Mais la Sérénissime ne peut se résumer à quelques pâmoisons sciemment mises en scène : elle possède bien d’autres attraits qui invitent à sa découverte.


Crédits illustrations  : 
© Leone Frollo pour Mona Street
© Glénat 1979 - Dupuis pour Pantzie
©  Lele Vianello pour Lunes Vénitiennes
© Matteo Alemanno pour Marina