© Mosquito 2014 - Vianello |
Il est difficile d’écrire un scénario
ayant pour toile de fond la Sérénissime sans tomber dans les lieux
communs. Avec Lunes vénitiennes, Lele Vianello évite de sombrer sur les
hauts fonds du convenu et s’offre le luxe, en vénitien qu’il est, de
faire (re)sentir à qui y sera sensible, l’esprit qui plane sur le
vaisseau de pierre…
D’abord, il y a le trait, noir,
simple, qui assume l’héritage d’Hugo Pratt avec, dans les sourires et
quelques regards, une pointe de ressemblance avec les personnages de
Didier Comès. Ensuite, il y a la simplicité du gaufrier, dont la
division métronomique - à six cases - rythme le temps en parts égales.
Enfin, et surtout, il y a ces larges aplats de noir qui, le soir venu,
transforment les silhouettes fantasmagoriques en ombres évanescentes. De
ces planches au dépouillement graphique presque abstrait se dégage une
ambiance chargée de sous-entendus et de non-dits que viennent éclairer
des dialogues, rares ou diserts selon le besoin, mais toujours justes.
Avec le minimum, tout est dit.
Ensuite arrive l’exercice
périlleux des clichés qui collent à la cité ducale comme la misère au
monde. À tout seigneur, tout honneur : Casanova. De fait, il occupe une
large part de l’album, mais sans ostentation. Ses amours illégitimes
avec une mère supérieure sont naturellement assumées et prennent des
allures de paisible romance, loin des scandales prêtés à ce séducteur
patenté. Subtilement, Lele Vianello associe le Chevalier à un autre
mythe, le comte de Cagliostro, et glisse vers un second registre. Venise
est souvent associée aux rites ésotériques et initiatiques qui, malgré
la prégnance du Conseil des Dix, surent trouver en ces terres d’eaux une
clémence propice à leur développement. Aussi, la rencontre de ces
personnalités du XVIIIe prend une tournure résolument magique. Cette
magie se retrouve deux siècles plus tard, dans le tiers médian de
l’album où un monte-en-l’air vient en aide à trois fantômes surgis d’une
psyché dans laquelle Cagliostro les aurait enfermés cent cinquante et
un ans plus tôt ! Passé et présent, réalité et fiction, tout se mélange
sur les toits de la ville et revêt une dimension occulte, jusqu’à ce
parchemin qui libèrera les prisonnières de leur sort et les rendra aux
limbes du passé. L’improbable peut avoir cours sur les bords du Grand
Canal, surtout la nuit !
En guise de conclusion,
soulignons la partition même du récit qui se joue des temporalités et
raconte deux histoires au sein d’un même album. Et si la trame s’avère
légère, la manière dont elle est racontée impose de négliger ce léger
défaut. Lunes vénitiennes possède le doux parfum des beaux contes, de ceux
qui entraînent leur auditoire au delà du réel, dans une parenthèse où
la matérialité des faits et les chimères de l’imagination se rejoignent,
se mêlent puis se séparent… sans que chacun ne sache vraiment pourquoi,
ni comment.