samedi 24 novembre 2018

Rencontre avec Zeina ABIRACHED

 
Nous voulions explorer toutes les possibilités du mot « refuge », que ce soit dans l’amour, dans une spiritualité, mais aussi dans un territoire, dans une langue, dans le rapprochement avec un être totalement différent.
 
 
© Jot Down Magazine
Zeina Abirached, comment naît une collaboration avec Mathias Énard ?
Zeina Abirached : Nous nous connaissions de loin en réalité. J’avais quasiment lu tous ses livres et lui les miens. Nous nous sommes rencontrés lors de la sortie du Piano oriental et de Boussole. Quelqu’un avait eu la bonne idée de nous inviter en même temps, à une table ronde, au salon du livre francophone de Beyrouth. À cette occasion, nous nous sommes rendus compte très vite que nous avions énormément de points communs et pas seulement au travers de nos deux livres qui évoquent l’Orient et son rapport à l’Occident, la musique orientale… et même la ville de Vienne. En fait, nous avons travaillé sur les mêmes thématiques… en parallèle, sans même se connaitre. Et puis, dans l’année qui a suivi, nous nous sommes beaucoup revus sur des salons, si bien qu’à un moment donné, nous avons proposé des lectures dessinées, Mathias lisait un poème et je dessinais en public. C’était les prémices d’un travail à deux ! Cette expérience nous a permis de partager un même espace et de créer un univers commun. Un an plus tard alors que nous prenions une bière après une lecture dessinée, Mathias m’a demandé quand est-ce que nous ferions une bande dessinée ensemble et je lui ai répondu « Quand tu veux ! ». Deux jours plus tard, nous avons commencé à travailler ensemble. C’était très simple en fait !

Un scénario était donc déjà écrit ?
Z.A. : En fait, il m’a d’abord présenté la partie afghane. Il l’avait déjà en tête. Cela faisait longtemps, je pense, qu’il désirait raconter l’histoire de ces européens qui, à l’autre bout du monde, écoutaient à la radio comment l’Europe basculait dans la guerre. Il me l’a proposé en disant que nous pourrions avoir un autre volet, peut-être une histoire d’amour entre une syrienne et un européen…. C’était très flou, finalement cette seconde partie de Prendre refuge nous l’avons écrite à deux !

Pourquoi une seconde histoire ? La partie afghane ne pouvait se suffire à elle-même ?
Z.A. : Nous désirions faire le parallèle entre la déclaration de la guerre 39-40 et la situation actuelle en Syrie. Nous voulions ainsi ancrer ce récit dans le présent, un présent qui bascule en Syrie et au Moyen-Orient. Ce n’est plus l’Europe pour le coup, mais elle est toujours présente. Ce n’est pas anodin si Neyla arrive à Berlin. Berlin est une ville qui a été détruite puis reconstruite. Berlin et Alep sont semblables, mais Alep n’a pas encore été reconstruite. Mais cela laisse de l’espoir pour Alep de voir que Berlin s’est relevée de ses cendres.

Au fait pourquoi ce titre ?
A.Z. : Dans la partie afghane, Ella et Ria trouvent refuge dans la beauté du lieu, dans leur amour naissant. Nous voulions explorer toutes les possibilités du mot « refuge », que ce soit dans l’amour, dans une spiritualité, mais aussi dans un territoire, dans une langue, dans le rapprochement avec un être totalement différent. Et puis, il y a aussi quelque chose d’immuable dans cet album, c’est le ciel.
 
© Casterman 2018 - Énard & Abirached
Mais il y a également beaucoup d’autres choses, la guerre, le déracinement, les opposés qui… se rencontrent.
Z.A. : Absolument, très vite nous nous sommes dit qu’il fallait arrêter de parler au pluriel de ces réfugiés, d’en faire une masse compacte et impersonnelle, alors que ce sont des personnes qui ont leur propre histoire, des vécus distincts, des langues différentes, des origines socio-culturelles particulières. Il nous fallait parvenir à atteindre l’intimité de l’une d’entre-elles, d’où cette histoire d’amour. La question était aussi de savoir comment est-il possible d’aimer dans exil. Lorsque nous parlons de réfugiés, nous pensons aux papiers et aux tracas administratifs, mais sait-on ce que cela fait dans l’intimité d’être un réfugié.
 
Certes, mais Neyla est une réfugiée un peu particulière. Est-elle représentative ?
Z.A. : Même si Neyla est une universitaire, elle est universelle. Elle est astronome, mais elle est originaire d’Alep. Elle pourrait être en réalité toutes ces femmes syriennes. Alors pourquoi une scientifique ? Pour nous, c’était intéressant de voir, d’imaginer une femme qui a étudié les astres être en prise directe avec les légendes que les hommes projettent sur le firmament car le ciel est rempli d’histoires, ne serait-ce qu’au travers des constellations qui ont servi aux premiers hommes à naviguer. Nous nous sommes dit que ce serait bien que cette femme ait un rapport avec le ciel et les étoiles et qu’elle rencontre un architecte un homme qui est dans la terre, la construction.
 
Mais qui élève les immeubles jusqu’au cieux. Toujours ce ciel !
Z.A. : Très vite j’ai senti que le ciel avait un rôle primordial à jouer notamment au travers des constatations d’Orion et du Scorpion qui sont chacune d’un côté du ciel. C’est une métaphore qui nous permet d’être pudiques. C’est quelque chose à laquelle j’attache beaucoup d’importance lorsque j’évoque des évènements dramatiques. Nous avons ouvert l’intimité de Neyla au lecteur à travers de ses silences, de ses cauchemars, de ses conversations avec sa copine voilée … Mais, nous voulions demeurer pudiques sur les atrocités qu’elle a subi avant son exil. C’est triste et c’est difficile l’exil.

Mais doit-elle pour autant s’interdire d’être à nouveau heureuse ?
Z.A. : Je la comprends très bien, même si je n’ai pas vécu cette situation. Je ne suis pas une refugiée mais j’ai vécu un exil lorsque je suis arrivée en France en 2004. C’était une situation choisie car je suis partie de mon propre gré de mon pays pour chercher un éditeur. Je ne fuyais pas une guerre, la guerre au Liban était déjà terminée. J’avais 23 ans, mais malgré tout, je pense que lorsque vous partez de chez vous, quelle qu’en soit la raison, vous culpabilisez beaucoup. Vous portez un sentiment de trahison et - sans faire de la psychologie facile - je pense que c’est pour cette raison qu’elle est hantée par ces images jusque dans ses rêves et qu’elle est incapable d’être heureuse, du moins pour l’instant… Mais peut-être qu’à la trois-cent-quarante et unième planches - qui n’existe pas – elle rejoint finalement Karsten. La fin reste ouverte, notamment avec les bouddhas qui se reconstituent dans le ciel.

Les bouddhas reviennent de manière récurrente. Ils sont si importants pour vous?
Z.A. : Nous avons voulu que la partie orientale de l’histoire se déroule à Bâmiyân pour que ceux qui n’ont pas connu les bouddhas voient- à travers des niches vides – l’extraordinaire trace de leur présence passée. L’album parle aussi de la trace et nous nous en sommes rendus compte plus tard. La trace des choses disparues, d’une vie, d’une langue, d’un amour mais qui continuent de vous marquer ou de vous hanter. Mais ceci est ténu… puisque beaucoup de choses sont racontées en creux

Ce livre, auriez-vous pu l’écrire… et le dessiner, seule ?
Z.A.. : De cette manière-là, certainement pas. C’est un livre conçu à deux et je ne sais plus qui a fait quoi !
 
© Casterman 2018 - Énard & Abirached
Alors, justement comment s’organisait votre travail avec Mathias Énard ?Z.A.. : Très concrètement Mathias a écrit la partie afghane et je m’en suis très vite emparé car graphiquement, je désirais savoir où cela m’emmènerait. Et en parallèle du temps de dessin qui est plus long que le temps de l’écriture, nous avons élaboré ensemble la partie berlinoise : c’est-à-dire qui est Neyla, d’où elle vient, où va-t-elle, comment rencontre-t-elle Karsten ? D’ailleurs Karsten c’est qui, que fait-il , a-t-il des copains… ? Dans le même temps, j’ai commencé à me dire qu’il y avait surement des motifs graphiques que je pouvais ramener d’Afghanistan à Berlin, afin de construire un jeu de miroirs graphiques, d’où l’idée des constellations qui va d’une histoire à l’autre. Mais, beaucoup des liens entre les deux volets de cet album se sont tissés en chemin et avec le recul cela était peut-être un peu « casse-cou » , mais très intéressant à travailler puisque finalement tout était recomposable jusqu’à la dernière minute. Nous avons avancé dans l’histoire de concert, il n’y a pas eu un moment d’écriture et un moment de dessin.
 
Parlons de votre dessin. Du noir, du blanc… pas de gris : un choix technique ou une évidence narrative ?Z.A. : Je me pose la question à chaque fois en fait ! C’est vrai qu’au départ, j’ai commencé à travailler en noir et blanc parce que je voulais dire un maximum de choses avec un minimum d’éléments… L ‘économie de moyen m’intéressait beaucoup pour parler de la guerre. Je voulais également explorer le côté sensoriel du noir et du blanc, ses pleins, ses vides … la lumière.

Pour vous cette dualité est sensorielle ?
Z.A. : Oui ! Pas que, bien sûre. Et puis, il me semblait que je n’avais pas besoin de la couleur, quelle n’était pas indispensable…

Et les gris ?
Z.A. : Je me suis également posé la question. Prendre refuge est le livre des premières fois. C’est une première collaboration, pour Mathias c’est sa première bande dessinée et je me suis dit « tient pourquoi je ne ferais pas du gris » [rire]. Puis, je me suis rendu compte que c’était LE livre à faire en noir et blanc car il y a cette atmosphère très… contemplative, spirituelle même sur la partie afghane. Pour la partie berlinoise, le noir et blanc est très rythmique. Il y a par exemple cette scène où les personnages sont presque désincarnés, ce sont des silhouettes toutes en contraste et ces bruits de pas... 
 
Une petite parenthèse à propos du bruit, pourquoi tant d’onomatopées ?Z.A. : Depuis que je fais de la bande dessinée, le son est important pour moi. Là, j’ai essayé de me freiner un peu [rire], mais cela me permet de faire des transitions un peu comme au cinéma… Le lecteur entend le son avant de voir l’image… le son amène l’image. Le son permet ainsi des changements rapides. c’est un moyen d’articuler différentes séquences, différentes atmosphères, et de les coudre ensemble ! Le son m’aide pour cela. 
 
© Casterman 2018 - Énard & Abirached
Des lignes, des blancs, des noirs, des pleins, des déliés… notamment sur cette scène du poème.Z.A. : Sur cette scène qui est en réalité une scène d’amour, le texte est une métaphore. Les pleins et les déliés de la calligraphie arabe transmettent une toute la sensualité de la langue, mais aussi de ce qui se joue entre les personnages. Pour moi, c’est important de donner à voir à défaut d’entendre les mots. L’arabe est la langue natale de Neyla, utilise le poème pour expliquer à son amant comment s’aimer dans sa langue. Je souhaitais que le lecteur ait accès à cela sans comprendre ni parler l’arabe.
 
Dernière question avant de nous quitter ! Lorsque vous attaquez une planche, avez-vous un rituel, une manie ?Z.A. : Non je n’ai pas à proprement parler de rituel. Cependant, lorsque je dessine, j’écoute beaucoup la Radio surtout France Culture, la musique me perturbe plus. Ce fond sonore me permet aussi de vagabonder car le dessin demande une grande concentration même s’il vous entraîne ailleurs. À vrai dire, je n’écoute pas vraiment ce qui se dit mais dès fois j’entends quelque chose qui m’accroche et alors j’y associe ce que je suis en train de dessiner, vous voyez comme quoi le son est important pour moi [rire]. Cela étant, j’écoute aussi un peu de musique, d’ailleurs il y a un passage avec des paroles de Léonard Cohen ! Devinez où… ?
 
 
 Interview réalisé lors de Quai des Bulles 2018 à Saint-Malo. 


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