mardi 5 novembre 2019

UNE VIE DE MOCHE

© Marabulles 2019 : Bégaudeau & Guillard
Guylaine n’est pas ce qu’il est convenu d’appeler une jolie femme. En fait, Guylaine est moche…, du moins, elle se voit comme telle !

La beauté…, vous avez quatre heures ! 

Pour leur part, François Bégaudeau et Cécile Guillard s’essayent à appréhender, au travers d'une existence, cette injonction sociétale en quelques cent-quatre-vingt-douze planches. 

Au gré des années qui passent, Guylaine traine sa « mochitude », utilise tous les subterfuges pour s'en détacher tout en étant obsédée par cette perfection corporelle qui se refuse à elle. Le choc, la révolte, la tristesse, la quête de sens et, enfin, la sérénité… In fine, Guylaine fera le deuil d’un état de grâce qui l’a ignoré, d’une vie qui aurait pu être différente si elle avait été de celles sur qui les hommes se retournent ! Avec subtilité, les dialogues suivent la progression psychologique d’une héroïne qui ne l’est pas et donne à cette autobiographie imaginaire toute sa densité et son à-propos, car la force première de cet album est d’être terriblement humain. Guylaine devient en fait la porte-parole de cette foule d’invisibles, victimes de la tyrannie de l’esthétisme. Pour dépeindre un tel sujet, Cécile Guillard opte pour une mise en couleur monochrome, terne, aux teintes éteintes sans véritable relief, mais non dénuées de subtiles variations. Le trait est à l’unisson, volontairement épuré, sans fioriture, axé sur l’essentiel en évitant l’accessoire et se retrouve au service d’un récit où le fond prime évidement sur la forme.

La vie d’une moche est de ces albums qui amènent à se poser, ne serait-ce qu’un instant, une foultitude de questions et à regarder le monde différemment… La vraie beauté est intérieure, dit-on, mais uniquement pour ceux/celles qui se donnent la peine de la rechercher ! 

DRACULA

© Glénat 2019 : Bess
Dracula est né de l’imagination de Bram Stoker… en 1897. Depuis, le cinéma s’est largement emparé de la singularité d’un personnage qui cristallise les peurs ancestrales lovées dans l’inconscient collectif. Dès lors, pourquoi s’atteler à une adaptation dessinée alors que tant ont été filmées, écrites ou illustrées ? Certainement, le plaisir de transcrire la complexité d’une créature aussi fantasmagorique que charismatique, d’un mythe à la fois monstre sanguinaire et victime expiatoire.

L’ancien compagnon de route de Jodorowsky n’est pas un néophyte en matière puisqu’il s’est fait les dents sur le sujet avec sa trilogie du Vampire de Bénarès. Mais des Carpates encore moyenâgeux à une Angleterre toute victorienne, l’ambition est ici différente. Alliant puissance des encrages et précision dans les envolées gothiques, comme la souplesse et la douceur dans les transports romantiques, la main de celui qui en un temps se définissait comme un mercenaire du 9e art maîtrise parfaitement sa technique et les différents registres émotionnels. Tour à tour dense ou texturé, mais toujours noir, telle la nuit et l’âme damnée qui la hante, le graphisme de Georges Bess se joue, en d’esthétiques constructions, des pleins et des vides pour distiller angoisse et peur. La beauté du trait est ici un piège, car elle fait oublier la noirceur des desseins de cette émanation du Mal en transcendant le rapport à la mort, au sexe, à l’amour qui lie, sur un mode subliminal, le bourreau à ses victimes.

Éternelle source de fascination, Dracula séduit et l’album de Georges Bess, sur une variation de l’œuvre originelle, en perpétue superbement le maléfique magnétisme. 

GUERILLA GREEN

© Steinkis 2019 : Damble & Kalkair
Le vert est la couleur du moment ! Effet de mode ou préoccupation de fond, difficile de s’y retrouver dans la diversité des discours ambiants. Guerilla green apporte sa petite pierre au cairn de l’écologie urbaine, version 2.0.

Reprenons depuis le début. Ophélie Damblé officie sur YouTube où elle prône la reconquista végétale, la seed action et les bombes à chloroplastes. Pour sa part, Cookie Kalkair a déjà sévi en solo sur Pénis de table ou 9 derniers mois. Voilà pour les promoteurs de l’affrontement végétalisé. 

Question forme, cet album militant - au format atypique et à la pagination conséquente - mise graphiquement sur des couleurs douces et un dessin "blog and Co", simple et vivant. Structuré en chapitres qui renvoient - grâce à un QR code - aux publications de Ta Mère Nature, le propos joue sur le registre du dilettantisme branché. Destiné aux 15 -35 ans connectés et urbains, Guerilla green a été calibré pour eux : ce one-shot au verbe prolixe et accessible se consomme donc vite et possède la rémanence d'une vidéo sur Instagram. Si, les fondements historiques du mouvement de Green Guerillas, la plantation de pommes-de-terre sur les giratoires, les astuces de grand-mère pour bouturer les plantes en pots ou encore les meilleurs spots permettant de s’adonner aux joies de la Garden attitude se veulent autant de bombes à graines lancées dans les plate-bandes engazonnées d’une génération qui n’a pas oublié les Trente glorieuses, il faudrait cependant ne pas perdre de vue que nous dégradons une planète à l’exiguë finitude ! 

Petite friandise mentholée pour guérilleros du dimanche, Guerilla green est bien évidement imprimé sur du papier issu de forêts exploitées en gestion durable sans préciser toutefois la labellisation (FSC, PEFC ou Écolabel Européen ?), ni indiquer si les encres sont végétales ou certifier les pratiques RSE de l’imprimeur espagnol, mais cela va de soi...

LES AILES DU SINGE

3. Chicago

© Paquet 2019 : Willem
Chicago, 1933. La prohibition bat son plein et l'Exposition universelle va faire exploser la demande en alcool canadien. Il y a du travail pour ceux qui ne sont pas trop regardants...

Étienne Willem continue sa visite de l’Amérique de l’Entre-deux-guerres. Après New-York et Hollywood, voici qu'Harry Faulkner survole les eaux du lac Michigan. 

Depuis Ésope, il est d’usage d’utiliser les animaux pour parler des hommes et des productions comme Le châteaux des animaux ou Les cinq terres laissent à penser que le procédé n'a pas vieilli et conserve nombre de ses attraits. Toujours aussi à l’aise avec la gent animale quand il s’agit de lui donner vie à travers un graphisme qui doit beaucoup à l’école de l’animation, Étienne Willem (lorsqu’il est question du scénariste) semble prendre une nouvelle orientation en insufflant sur son univers quelques onces bien pesées de fantastique !

Mené telle une grande production cinématographique avec une touche d’auto-dérision providentielle, ce troisième volet des Ailes du Singe est à recommander sans aucune modération.

YOKO TSUNO

Anges et faucons  
 
© Dupuis 2019 : Leloup
La nostalgie ne serait-elle pas une forme de masochisme ? La sortie du vingt-neuvième volet des aventures de l’égérie du Soleil levant apporte son lot de réponses. 

Il y a deux manières de disserter sur cet album, si ceci a un sens !

La première consiste à regretter les années passées et à se justifier en arguant que les physionomies de tous les personnages, à commencer par le rôle-titre, sont les victimes d’une approximation qui tranche singulièrement avec la précision apportée à dessiner les décors, le Tsar ou une locomotive à vapeur ! La main se fait-elle plus hésitante lorsqu’il s’agit de l’expressivité d’un visage ? Il est vrai que la rectitude de l'empennage d’un Handley Page 42 peut se traiter à la règle ! S’il s’agit d’aborder brièvement le contenu, Yoko a toujours été une jeune fille bien sous tous rapports, mais avec le temps la vertu devient naïveté. Ses premiers lecteurs ont vieilli, le monde a évolué, toutefois la demoiselle demeure figée dans un univers où les méchants ne le sont pas vraiment et où tout finit bien. Roger Leloup s’en est expliqué, mais empêche ainsi toute réelle évolution psychologique de son personnage qui, peu à peu, s’efface au profit de nouveaux protagonistes bien moins charismatiques. 

Cela étant, la seconde façon de considérer les choses consiste à se réjouir car, imprimé à 100.000 exemplaires, l'album est actuellement en tête des ventes, preuve par l’exemple que la divine Nippone suscite encore les passions, récompensant ainsi un auteur qui a beaucoup compté pour nombre de lecteurs de 7 à 77 ans et plus. Au passage, il convient de saluer la longévité de Roger Leloup et son souci à faire plaisir à son lectorat en continuant de lui offrir de gentilles histoires. L’intention est louable, cependant le résultat ne possède plus le charme d’antan…

Anges et faucons est l’occasion de revoir Yoko Tsuno, jeune femme de papier qui, depuis longtemps, n’est plus la même, mais peine à devenir une autre ! 

JAZZ MAYNARD

7. Live in Barcelona
 
© Dargaud 2019 : Raule & Roger
Après la parenthèse islandaise, Jazz est de retour à Barcelone. Pour peu la vie serait paisible, si à El Raval la violence ne suintait des murs… 

Il est des histoires qui doivent se finir. Alors, Raule et Roger prennent soin de refermer toutes les portes du passé du musicien cambrioleur, même celle de sa prison ! 

Sur Live in Barcelona où planent la trompette de Chet Baker et la mort, le duo espagnol montre, sans ostentation, toute la maîtrise accumulée depuis Home sweet home. Alors, à l’heure de se quitter, si la question de savoir ce dont il faudra se souvenir se pose, et s’il est un choix à opérer, ce sera celui de ne retenir que l’indéniable puissance de ces encrages qui laissent à dire que cette série n'a été pensée qu'en noir et blanc. Avec cet ultime récit, Raule délivre un scénario presque intimiste, une sorte de huis clos avec la voyoucratie d’El Raval en toile de fond et les souvenirs du trompettiste dilettante en guest star. Mais une nouvelle fois, le rouge du sang appelle le noir du deuil ; et, c’est la fois de trop pour un Jazz Maynard qui, dans les fumées du Cave Canem, préfère désormais jouer When I Fall in Love plutôt qu’Every Time We Say Goodbye

En sept albums, Raule et Roger ont su imposer un personnage, un style, une ambiance. 

VASCO

L'or des glaces

© Le Lombard 2019 : Révillon & Rousseau
Dernière épopée sur les terres du prince Dimitri qui deviendront au fil du temps la Grande Russie. Pour l’heure, Vasco souhaite ré-ouvrir de vieilles voies commerciales, ce qui nécessite nombre d’alliances locales… 

L'or des glaces clôt une série initiée depuis 1983 et riche aujourd’hui de trente albums. Depuis L’or et le fer, Vasco Baglioni a mûri, parcouru les contrées connues du Trenceto en long, en large et en travers, en portant haut la bannières des banquiers siennois et de la bande dessinée historique. 

Cet album dessiné par Dominique Rousseau, scénarisé par Luc Révillon et mis en couleur par Chantal Chaillet permet au Toscan de se retirer sur une ultime aventure que n’aurait pas reniée le père adoptif de Lefranc. Alliance de la rigueur de ligne claire et du respect du passé, cette saga est le témoin d’une époque révolue, qui persiste cependant à cultiver ses héros. Ce récit final est à mettre en regard du hors-série Ombres et lumières sur Venise, une réédition augmentée en noir & blanc de Ténèbres sur Venise, qui donne à apprécier la qualité du trait de Gilles Chaillet et la technicité des décors de Thierry Lebreton. 

Vasco a su vieillir et se tromper, mais son plus grand mérite est d’avoir permis à ceux qui l’accompagnèrent de découvrir, au gré de cette fiction que fut sa vie, quelques pans d’Histoire !

ORBITAL

8. Contact
 
© Dupuis 2019 : Runberg & Pellé
En se plaçant délibérément au-dessus des cités de la Confédération, les Névronomes mettent en péril l’équilibre même de l’ODI qui ne peut que réagir. Pour tenter de sauver les uns comme les autres. Caleb, Mézoké et Dernid accompagnent Angus, dans les confins des mondes connus… 

Impression contrastée après le clap de fin de cette quatrième mission du duo humano-sandjarr. Graphiquement, l’album s’inscrit dans la continuité de Implosion, confirmant la rupture avec les trois missions précédentes. Si les paysages d’Udhsem possèdent un charme exotique et vénéneux à souhait, Serge Pellé n’arrive cependant pas - malgré la grande qualité technique de ses planches - à faire transparaître l’angoisse et le suspense dans lesquels devraient être plongés les divers protagonistes. Il en est de même pour le scénario de Sylvain Runberg. À l’évidence, il y avait encore beaucoup de choses à dire pour ce final et les développements pris par certaines séquences réduisent d’autant les possibilités narratives pour les autres. Ce faisant, il est difficile d’exploiter pleinement la complexité de la crise vécue par la Confédération ou de donner plus de profondeur aux personnages.

Avec Contacts, Sylvain Runberg et Serge Pellé sont probablement arrivés au bout du chemin, mais il leur reste tant de nouvelles voies à explorer...